Chapitre 3

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Adeline 

Je déglutis la souffrance que cet instant étrange me procure, et garde la tête bien haute pour affronter l'air joyeux de mon père suite à mon arrivée dans la pièce. Comment ose-t-il me sourire... D'ailleurs, je ne le lui rends pas. Ne plus avoir eu de ses nouvelles pendant six longues années a créé une muraille autour de mon cœur. Entre nous. Je ne suis pas en mesure de faire semblant. De faire comme si son départ ne m'avait pas anéantie. L'air de rien, il s'avance vers moi pour me tendre les bras, attendant sûrement que je comble l'espace vide qui nous sépare. Ce que je ne fais pas, évidemment. Au contraire, je m'assois sur la chaise la plus éloignée de lui. Je peux lire la déception dans ses yeux, mais il ne dit rien. Il ne dit jamais rien, de toute manière. Jane, elle, n'est plus présente dans mon dos lorsque je me retourne, pourtant, je comptais secrètement sur elle pour être ma bouée de sauvetage en cet instant. Bon sang... mais où est-elle passée ?

— Je suis vraiment heureux que tu sois là, Din, lance mon père.

Un pouffement m'échappe, mais je garde la face, ne prenant même pas la peine de rebondir sur son commentaire.

— Jane ne mange pas avec nous ? demandé-je d'un air qui se veut indifférent.

Sa tête oscille lentement de gauche à droite, tandis qu'il prend place devant moi.

— Il était déjà prévu qu'elle retourne au bureau, après t'avoir accompagnée jusqu'ici.

Son regard me fuit, donc je devine que le plan de base était de me faire croire que, potentiellement, je ne me retrouverais pas seule avec lui, afin qu'il soit certain que j'accepte de venir. Dédaigneuse, je soupire en secouant la tête. Comprenant mon désenchantement indéniable, mon père souffle longuement et baisse brièvement les yeux sur la nappe, avant de finalement regagner les miens :

— Adeline, écoute, euh... bafouille-t-il, incertain. Je sais que tu m'en veux pour cette absence que j'ai laissée, je...

Mon sourcil s'arque, alors que le sang me monte au cerveau en deux secondes. Il vient vraiment de réduire toute ma souffrance à ce simple mot ?

— Une absence ? ricané-je, sarcastique. Après tant d'années sans nouvelles de celui qui devrait pourtant être l'homme le plus important à mes yeux sur cette terre, je n'utiliserais pas le mot « absence ».

Mes iris harponnent les siens avec davantage d'aplomb, tandis que mon père se liquéfie peu à peu. Je persiste et remue le couteau dans la plaie :

— Le terme « abandon » me semble plus approprié, corrigé-je avec un sourire impétueux. Trahison, déception... je peux continuer, si tu veux. Je suis douée, en termes de synonymes.

Mon regard plein d'affliction ne lâche rien. Et même si cette première conversation houleuse me fait du mal, je refuse qu'il puisse le voir. Une nouvelle serveuse en uniforme arrive, tout sourire, interrompant alors cet affront.

— Puis-je vous servir un petit apéritif ?

Ne quittant pas mon père des yeux, je me contente de répondre :

— Un whisky sec, s'il vous plaît.

L'effet recherché fonctionne, car il s'empresse de rectifier :

— Elle prendra plutôt une limonade.

Il indique ensuite son désir ; un perrier tranche, donc la serveuse rebrousse chemin. Je m'affale sur mon siège, de manière à faire savoir à « papa » que ma présence ici ne me convient pas. Comme une gamine qui prend plaisir à provoquer son propre père pour le faire réagir. Maintenant, le silence pesant règne entre nous. J'aimerais lui dire tout ce que j'ai encore sur le cœur, mais rien d'autre ne me vient. Bien que j'aie toujours eu cette facilité avec les mots, devant lui, c'est comme si j'avais de nouveau treize ans, soit l'âge exact que j'avais quand il m'a laissée, après être venu me rendre visite pour la toute dernière fois à Paris.

La serveuse nous apporte nos boissons plus vite que je ne l'aurais imaginé. Et dans un sens, tant mieux. Mon père en profite alors pour commander deux plats du jour. Je ne prends même pas la peine de contester, n'ayant, de toute manière, aucun appétit. J'aurais préféré être n'importe où, sauf ici, sauf avec lui. Mon quotidien et mes amis ne m'ont jusqu'à maintenant jamais autant manqué. Même la raison principale de mon départ pourrait me manquer.

— Je suis désolé, soupire mon père. Sincèrement, Adeline. C'était une période compliquée, je... je n'avais pas d'autre choix. Il fallait que je reste ici, on avait besoin de moi.

Ses yeux se cramponnent aux miens, me faisant part de la sincérité de ses paroles. Le voir soudain si vulnérable ne me touche pas. Il n'était pas là quand j'en ai eu le plus besoin, alors maintenant, je me cogne pas mal de ses états d'âme.

— J'aurais préféré entendre tes excuses il y a six ans, papa, balancé-je en retour. Aujourd'hui, je n'ai plus besoin, si bien de toi, que d'elles. Et puis, tu sais que ma venue ici ne tient pas de moi, pas vrai ?

Il ne connaît pas la réelle raison liée à mon séjour ici, maman s'est contentée de lui dire qu'il me fallait du repos après cette année d'études éprouvante, donc je sais qu'il est au moins au courant que je n'ai rien demandé. Bien qu'il ne se soit pas véritablement soucié de moi ces dernières années, je n'ose tout de même pas imaginer sa réaction s'il venait à le savoir...

Attendant une potentielle réponse de sa part, je lis finalement une forme de confirmation dans ses pupilles. La colère doit très clairement s'afficher sur mon visage. La mâchoire de papa se serre, comme s'il essayait de déglutir mes paroles blessantes. Dans un souffle enjoué, il tente :

— Et si on recommençait à zéro ? Je sais que je ne peux pas rattraper le temps perdu, mais je souhaite vraiment arranger la situation. On pourrait passer la journée ensemble, je te présenterais mon équipe et tu verrais ce que j...

— Pfff, le coupé-je, agacée. Ce n'est pas comme si j'avais spécialement le choix, hein ? Puisque Larry n'a pas eu la bonté d'âme de me laisser la voiture en partant, et que Jane m'a littéralement plantée ici...

Papa réceptionne cette phrase qui tombe comme un couperet, et le laisse finalement muet jusqu'à la fin du repas. Mon côté emphatique me hurle de poser une main sur la sienne, pour le consoler et accepter de faire table rase, mais ma colère, les vives cicatrices qu'il a laissées sur mon cœur, m'en empêchent. Non. Il ne mérite rien. Rien qui vienne de moi. 

Fucking Perfect Enemy (SOUS CONTRAT D'EDITION CHEZ SPICY EDITION) ~ Où les histoires vivent. Découvrez maintenant