Chapitre 13

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Cachée dans une minuscule cabine de la cale de l'Épave, Jane, haletante et rouge, le visage couvert de larmes qu'elle se forçait de retenir sans succès, se tortillait devant le miroir, essayant de trouver un angle où elle se trouvait plus fine. Elle saisissait des lambeaux de tissus et les enroulait autour de ses cuisses, si fort que sa peau se teintait de violet. Elle voulait se débarrasser de toute cette graisse, mais impossible, elle avait tout essayé. Elle avait arrêté de manger pendant une semaine, mais Cyrius l'avait obligé à remanger quand elle s'était évanouit d'épuisement.
La cabine se resserrait petit à petit autour d'elle, devenant de plus en plus petite, de plus en plus étouffante, lui criant « Tu es trop grosse Jane ! Tu es trop grosse ! », et ses cuisses devenaient de plus en plus violettes. Ça y est, elle faisait une crise d'angoisse. Ce n'était pas vraiment le meilleur moment qu'avaient choisi ses poumons pour cesser de pomper cet air nauséabond de poisson et de renfermé. Elle allait mourir ici, dans ce bateau, au milieu de l'océan, sans jamais n'avoir pu se venger. Elle allait mourir, c'était sûr et certain. Jane prit encore trois difficiles respirations sans succès, avant que sa vision s'assombrisse et qu'elle tombe au sol, inconsciente. Ce fut le bruit de sa chute qui alerta un marin, qui courut vers la cabine, ouvrit la porte et vit le corps d'une jeune fille blonde à moitié nue, des lambeaux de tissus serrée autour de cuisses violettes et des marques rouges sur tout le corps, comme si elle avait serrée sa peau très, très fort. Il coupa les lambeaux à l'aide d'un couteau et vérifia que Jane respirait toujours.
Quand elle revint à elle, il appela le médecin de bord qui examina attentivement ses jambes, même s'il n'avait jamais rien vu de tel.
- Vous avez eu de la chance qu'Henry vous ai trouvé... vous auriez pu perdre vos jambes. Pourquoi avez-vous fait ça ... Jane, c'est ça ?
Jane le regarda, le regard plein de larmes et le visage rouge de honte.
- Vous ne pourriez pas comprendre. Tout va bien, ne vous inquiétez pas, je vais bien, tout va bien.
Henry sortit un mouchoir sale de sa poche et le lui tendit.
- C'est pas l'grand luxe, mais on m'a apprit à jamais laisser pleurer une femme sans rien faire, encore moins si elle est jolie comme un cœur.
Jane sourit d'un air embarrassé, on ne lui faisait jamais de compliment sur son physique. Le médecin s'éclipsa après avoir dit à Jane qu'elle devrait bouger les jambes pour réactiver la circulation du sang.
Seuls dans cette partie de la cabine, Henry laissa pleurer Jane quelques minutes, parce qu'il sentait qu'elle en avait besoin.
- Vous n'avez pas besoin de maigrir pour être jolie, vous l'êtes déjà bien assez comme ça, je suis sûr que vous faites complexer toutes vos amies.
- C'est plutôt toutes mes amies qui me font complexer à vrai dire ...
- Vous devriez avoir plus confiance en vous Jane ! Je suis sûr que vous êtes bourré de qualités et vous vous cachez sous trois couches de vêtements qui sans vouloir vous vexer, empire la situation. Vous adorez lire non ? Les seules fois où je vous ai vu c'est en lisant vos énormes bouquins qui doivent peser une tonne. Mais vous lisez toujours les sourcils froncés, comme si vous cherchiez quelque chose d'important, comme si quelque chose de grave se préparait.
- Il y a eu une période où j'étais un rat de bibliothèque par pur plaisir, mais maintenant, c'est juste par obligation. Et vous, vous aimez lire ?
- Je suis sûr que j'adorerai si je savais.
- Je pourrais vous apprendre. Après tout je vous dois bien ça non ? Vous avez quand même sauvé mes jambes.
- Vous débarquez demain, je ne suis pas débile mais apprendre à lire en un jour ... c'est honnêtement au-dessus de mes capacités.
- A mon retour alors, quand tout cela sera fini.
- Je vous rappellerai, de toute manière je doute pouvoir vous sortir de ma tête. Vous êtes là-dedans pour toujours Jane ! Dit-il en tapotant son index sur son crâne en riant.
- Henry c'est ça ? Joli prénom
- Vous remercierez ma mère, c'est pas moi qui décide de ces choses-là.
Les deux se serrèrent la main, et Jane remercia silencieusement le ciel de l'avoir rencontré.


**

Mérédith se réveilla seule dans son lit, mais elle savait très bien ce qu'il s'était passé. Elle connaissait cette sensation, cette envie d'arracher chaque centimètre de peau qu'il avait touché. Elle se sentait sale, le genre de saleté qui ne s'en va pas même en prenant un bain de vinaigre. Il faisait nuit et frais, les rideaux et leurs ombres dansaient au rythme du vent. Elle sortit péniblement de son lit et se regarda dans le miroir. Ses bras avaient quelques bleus, signe qu'il s'était agrippé à elle. Rien de bien méchant, il lui avait fait bien pire. Tout ça était absurde, cela faisait plusieurs années déjà quelle ne pouvait plus tomber enceinte, et son corps le luit faisait bien savoir. Bouffées de chaleur, prise de poids, et elle se réveillait souvent en plein milieu de la nuit, les draps trempés de sueur. Tout Asklarius le savait, alors pourquoi Goltraigue croyait pouvoir l'engrosser après tout ce temps ? Quoiqu'il en soit, elle préférait mourir que de porter son enfant. Ses deux grossesses avaient été un véritable enfer, sans compter ses fausses couches à cause du stress ou des coups. Pas question d'en revivre une à son âge. Elle se leva de sa chaise et s'avança vers son balcon, n'ayant aucune idée de ce qu'elle faisait. Elle s'accouda sur la rambarde et ferma les yeux, écoutant le doux silence de la ville endormie.
- J'ai comme une impression de déjà vu, pas vous ? Dit Marvyn en entrant dans la pièce, portant sa magnifique armure aux couleurs des Dymaris, noire, mate, décorée de liserés dorés. Il paraissait aussi fort qu'un rock dans cette armure, c'est pour ça que Mérédith insistait pour qu'il la porte, elle allait parfaitement avec ses cheveux poivre et sel.
- Il ne faisait pas nuit, vous ne portiez pas votre armure, j'étais autre chose qu'une vieille femme décrépite et faible.
- Vous étiez une jeune fille triste et désespérée, autrement dit, pas beaucoup mieux.
- Quarante ans dans quelques mois, c'est bien cela ?
- Oui, c'est bien cela. Et vous n'êtes pas décrépie.
- Je ne suis quand même plus très fraîche ....
- Il y a pleins de bonnes choses qui ne sont pourtant pas très fraîches, le vin, le fromage, l'alcool en général qu'il faut laisser fermenter ...
- Quarante ans de vie commune et vous êtes toujours aussi nul pour me complimenter c'est pathétique ! Dit-elle en souriant.
- Oh arrêtez de chipoter vous savez très bien ce que je voulais dire. Je peux vous poser une question ? Une question que je me pose depuis toutes ces années.
- Allez-y, nous ne sommes plus à ça près, répondit-elle en soupirant, fixant les lumières de la ville.
- Comment vous faites pour ne pas vous jeter du haut de ce balcon, ou pour ne pas utiliser trop d'huile de bleuet pour vous endormir à tout jamais ?
Il y eu un moment de flottement, pendant lequel Marvyn se contenta d'un peu se rapprocher de sa reine, de quelques pas, pas plus. Il savait qu'elle ne supportait pas le contact physique après avoir passé une nuit avec son mari. Il ne comptait plus le nombre de fois où il avait dû se faire violence pour ne pas la serrer dans ses bras alors qu'elle se frottait jusqu'au sang avec son éponge. Il n'avait jamais parlé, n'avait jamais posé une seule question, rien, jamais, il était resté là, droit comme un pique, solide comme un rock, un pilier, toujours debout après quarante ans de tempêtes, de moins en moins violentes au fil du temps. Il l'avait regardé se décomposer, perdre cette flamme, mais elle se relevait toujours le lendemain, brisée certes, mais là. Elle était sans aucun doute, la femme la plus courageuse qu'il connaisse.
- J'ai peur de mourir. Rien que l'idée que mon cœur puisse s'arrêter de battre et mes poumons de pomper de l'air me provoque des crises d'angoisses. Je suis terrifiée à chaque fois que j'utilise de l'huile de bleuet, parce qu'il y a toujours une possibilité que j'en utilise trop et que je ne me réveille jamais. Oui, il y a un nombre incalculable de fois où le fait que je mette fin à mes jours aurait été parfaitement justifié, mais j'ai peur. Alors je fais du mieux que je peux avec ce que j'ai à ma disposition, même si je passe mon temps à recoudre du gruyère. C'est inutile et épuisant mais je n'ai pas le choix, je ne me suis jamais laissée le choix.
- Merci, merci de ne vous être jamais laissée le choix.
Mérédith tourna vivement la tête et fronça les sourcils, s'avançant vers lui, les bras croisés sur sa poitrine.
- Que voulez-vous dire par là Sir Marvyn ?
- Rien, juste que, si vous mourrez avant moi, je perdrai mon travail ici, alors merci, de... ne pas mourir.
Il se racla timidement la gorge, visiblement embarrassé.
- De rien ... J'ai besoin d'aller faire un tour dans Antission, me dégourdir les jambes, redécouvrir la ville, vous venez ?
- Je crois que je n'ai pas trop le choix. Je vais vous attendre dehors le temps que vous vous prépariez.
Il tourna les talons et sorti de la pièce.
Mérédith sorti quelques minutes plus tard, portant une magnifique robe bleue nuit, cachée sous une cape marron, la transformant presque en une sorte de femme invisible, flottant au-dessus du sol. Elle prit le bras de Marvyn et ils quittèrent en silence le château, descendant à pas de loup les escaliers. Une fois arrivés dehors, ils firent une petite pause, remplissant leur poumon de cet air au goût de nuit étoilée. Puis ils continuèrent leur descente vagabondant dans les ruelles pavées encore bien éveillées de la capitale. Les odeurs de grillades et d'alcool se mélangeaient dans une atmosphère festive où les enfants couraient dans les rues et où les plus démunis chantaient pour espérer récolter quelques pièces. Mais derrière cette façade de ville prospère, on cachait les cadavres et les malades, fauchés par la famine et la criminalité que plus rien n'arrêtait. Les astariens faisaient désormais passer leurs récoltes au compte-goutte et les gardes du roi étaient désormais bien trop vieux pour assurer une bonne répartition des marchandises. La nouvelle génération d'astariens, formée par Amina, commençait à faire ses preuves. Et plus Marvyn et Mérédith descendaient vers l'étang, plus l'odeur de mort, d'abord discrète, devenaient présente. Plus assez de bois pour les brûler et pas la force de les enterrer, on les laissait pourrir là, leurs fluides glissant entre les pavés.
Après une bonne heure de marche, ils arrivèrent à un étang, préservé de l'horreur, malgré le fait qu'il soit piégé entre la partie pauvre d'Antission et Charnadieu. Munis d'une lanterne, ils franchirent une barrière formée par les branches d'un saule pleureur, et Mérédith relâcha sa respiration. Vingt ans qu'elle n'était pas venue ici, et pourtant rien n'avait bougé. Caché par les arbres, un étang. Tout y était vert, l'eau, les algues, l'herbe de la berge, les feuilles des arbres, sauf, les fleurs des nénuphars, teintées de nuances de bleu et de violet.
Pendant que Mérédith s'asseyait sur une parcelle de mousse moelleuse, Marvyn dépliait et allumait une demi-douzaine de lanternes qu'il accrochait aux arbres, pour illuminer ce spectacle nocturne. Au contact de la lumière, les fleurs de nénuphars s'ouvrirent et les lucioles s'éteignirent. Mérédith retira sa cape et relâcha ses longs cheveux blonds. Ils descendaient en une cascade d'or sur ses épaules dénudées. Elle retira ses bottes et plongea ses pieds dans l'étang, caressant les algues avec ses orteils. Marvyn s'assit à côté d'elle, et lui tendit des friandises qu'il avait volées dans les cuisines. Elle en prit une, et le miel dégoulina sur ses lèvres et sur ses doigts, elle souriait. D'un coup, Marvyn eut du mal à respirer, son cœur se serra, il baissa le regard.
- Qu'avez-vous donc Sir Marvyn ? Vous devriez goûter ces petites douceurs, elles font des miracles pour les cœurs écorchés, lui dit-elle en lui mettant un gâteau de semoule fourré à la pâte de figue sous le nez.
- Je crois que même si j'avalais tout un coffre de ces « petites douceurs » comme vous les appelez, mes maux ne disparaîtraient pas ma reine, répondit-il en repoussant délicatement sa main.
- Alors dites-moi ce qui vous retourne le cœur !
- Non, si notre amitié a si bien marché pendant toutes ces années, c'est parce que j'ai su me taire, je ne compte pas tout gâcher maintenant. Alors je vais juste vous révéler ce que je pense là maintenant. Je pense que vous êtes ravissante dans votre robe, et que votre sourire pourrait raviver un mort.
- Mais que êtes romantique ce soir, vous m'emmenez ici, vous me gavez de délicieuses pâtisseries et vous me couvrez de compliments.
- Il fallait au moins cela pour vous changer les idées après la soirée que vous avez passée, n'ai-je pas raison ?
Les dames de chambre avaient tout entendu et répétés à Marvyn avant qu'il n'entre. Le regard de Mérédith s'assombrit, elle reposa une petite pâtisserie recouverte de sucre, car elle avait soudainement la nausée.
- Je ne sais pas ce qu'il mijote, mais c'est encore moi qui vais devoir trinquer. Je suis épuisée, si je porte un autre enfant je vais y rester c'est certain.
- Vous ne pourrez pas porter d'autres enfants, Mera vous a déclaré inapte à en faire depuis presque dix ans déjà.
- Alors il m'a seulement violé pour le plaisir c'est ça ? Des larmes silencieuses commençaient à couler sur ses joues.
- Ou pour éviter tout soupçon. Je ne sais pas quel est son plan, mais en tout cas, il faut que l'on mette en place le nôtre. Maintenant que nous sommes presque sûrs que l'âme de votre fille est de retour, nous avons une chance de sortir de cet enfer.
- Et comment d'après vous ? Dois-je vous rappeler que nous ne faisons absolument pas le poids contre ses quelques gardes ?
Marvyn lui prit la main, et lui expliqua l'idée qui avait germé dans son esprit lors de son voyage à Astarès.

Gloire et BrasierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant