BLACK BLOSSOM (édité aux Editions Addictives)

#2 PROLOGUE

(Ne pas lire si vous n'avez pas lu le tome 1) 

Les 2 tomes sont disponibles en libraires et en ebook 

Riley

Il y a des habitudes qui me permettent de garder les pieds sur terre et dont je ne veux plus me passer. Appeler ma mère au moins une fois par mois en est une. Dormir du côté gauche dans un lit, quelle que soit la chambre d'hôtel dans laquelle je me trouve, aussi. Conserver mes carnets de composition et les trimballer dans chacune de mes valises ; boire un café noir sans sucre au réveil avant même d'avaler un morceau ; grignoter des graines de tournesol ; effectuer deux heures de sport par semaine ; et ramener un souvenir de chaque ville où je joue en concert pour qu'il sache que je pense à lui, malgré les kilomètres qui nous séparent.

J'attrape le verre d'eau posé, comme à chaque séance, devant moi et en bois une gorgée.

Edna Flanagan est la même ; il s'est pourtant passé un paquet d'années depuis notre première séance. Un visage aux traits anguleux, une façon de m'analyser en silence qui lui est propre, un corps svelte camouflé sous des tenues de plus en plus larges. C'est la couleur de ses cheveux qui a le plus évolué. Aujourd'hui, elle a un carré court mauve dont les racines tirent vers le brun et je dois admettre que ça lui donne encore l'air d'une adolescente alors qu'elle doit déjà avoir plus de 45 ans. Mais difficile de lui donner un âge, nous ne parlons jamais d'elle lorsque nous nous voyons, entre deux tournées. Si elle n'était pas ma psy, elle se rapprocherait le plus de ce que je pourrais qualifier d'une amie. Mais est-ce que nous pouvons parler d'amitié lorsqu'elle est tarifée ?

– Tu repars en tournée bientôt ? s'enquiert-elle en commençant à battre les cartes.

Je suis, depuis longtemps, devenu un patient loquace. Elle n'a plus besoin de me tirer les vers du nez. Si je me présente de moi-même dans son cabinet, c'est que j'ai envie de décharger mes émotions. Tout ce que je retiens en moi, que je cache et que je refoule pour ne pas me laisser perturber dans le travail. Elle sait tout de moi, et ma présence aujourd'hui est liée à une raison très personnelle. L'une de celles que personne n'a jamais sues, hormis quelques privilégiés. Surtout pas mes fans ou le grand public.

– Je viens de terminer la dernière, j'ai quelques mois devant moi et un nouvel album en route.

– Tout s'est bien passé ?

– Oui, c'est toujours un plaisir de performer.

Elle distribue les cartes. 

– Oui, je sais que tu adores te produire.

Il y a un bref silence, le temps que nous prenions possession de notre jeu, et que nous rangions notre main avant de commencer la partie. Dans ma poche, l'enveloppe que j'ai apportée me brûle la cuisse. Inconsciemment, je me revois neuf ans plus tôt, à la même place. J'avais rapporté un article de journal et, en y repensant, une boule se forme dans ma gorge.Tellement de choses se sont passées depuis.

– J'ai appris que l'un des Black Blossom allait se marier, annonce-t-elle sans lever les yeux vers moi. Tu veux m'en parler ?

Mon corps se crispe et j'ai une compression dans la poitrine qui m'empêche de respirer correctement pendant une seconde.

– Droit au but, remarqué-je avec une grimace.

– J'en conclus que j'ai vu juste.

– Et je suis sûr que tu es ravie d'avoir raison, encore une fois.

Nos regards se croisent par-dessus nos jeux et elle esquisse un sourire complice qui apaise le feu dans ma cage thoracique. Je ne compte plus le nombre de séances que j'ai passées dans cette pièce. À observer cette bibliothèque gigantesque dans son dos, ce bureau ordonné et lisse. Une façade parfaite qui est censée rassurer, apporter du réconfort, comme une épaule sur laquelle s'appuyer. Rien ne dépasse, hormis son style décalé dont elle ne se défait pas.

– C'est mon métier, Riley, d'observer. D'analyser. D'écouter mes patients dès qu'ils entrent dans une pièce, pas seulement lorsqu'ils parlent.

– Et de lire les ragots à leur sujet, raillé-je.

Elle prend la tête de la première manche, je la suis. 

 – Difficile de passer à côté de ce genre d'informations.

Parce que je suis Riley Sutton et que les Black Blossom sont l'un des plus grands groupes de musique de leur génération.

– Tu as reçu une invitation, dit-elle.

– Je l'ai reçue, en effet.

J'inspire, récupérant les cartes dont elle se débarrasse. Je ne fais même pas attention à ce à quoi nous jouons, je le fais par réflexe. Nous avons tellement usé ce jeu de cartes qu'il m'est possible de réaliser certaines parties les yeux fermés.

Elle n'a jamais changé la façon dont elle mène ses  séances. Et encore une fois, c'est une habitude à laquelle je m'accroche.

– Tu y vas avec lui ?

– Il fait partie de ma vie. Et il est précisé que nous sommes autorisés à venir accompagnés.

– Tu aurais pu y aller avec quelqu'un d'autre, ajoute-t-elle avec un regard en coin.

Je manque de déglutir de travers lorsqu'elle mentionne cette éventualité et tout mon corps se met à réagir. Mes mains tremblent, mes muscles tressaillent, mon cœur se met à ricocher contre ma cage thoracique.

– Tu sais bien que ce n'est pas possible, exposé-je, les dents serrées.

– Tout est possible, Riley.

– Pas ça.

– Tu ne pourras pas l'éviter éternellement.

– Je sais.

– Il sera là.

– Je sais.

– Et ils vont se rencontrer pour la première fois.
Je sais. 

C'est pour ça que je suis là, parce que dès que j'y pense, ça me fait paniquer. Ça fait sept ans et je ne suis toujours pas passé à autre chose. Mon passé est sur le point de refaire surface et les dégâts qu'il va causer seront irréversibles, j'en ai tout à fait conscience. Je suis prêt à y faire face, à le confronter, à l'accepter.

Mais est-ce que lui aussi ? De nous deux, j'ai toujours été le plus imprévisible. Sauf que ça fait sept ans et que tout a changé.