1. La légende des Corps Purs

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"Au Grand Matin, il n'y avait que la Flamme. La Flamme était animée par une telle soif de destruction, si incontrôlable, qu'aucune vie ne pouvait subsister.

Mais un jour, l'Eau apparût. Seule l'Eau savait comment échapper à la fureur mortelle de la Flamme. Discrète, elle put l'approcher petit à petit, millénaire après millénaire, s'écoulant et s'étirant sans se faire remarquer.

Suffisamment près pour qu'un soir, l'Eau effleure la Flamme. À cet instant, une déflagration magique retentit et s'étira dans toutes les dimensions, et l'Univers entier se déforma. Ce fut cette première manifestation magique qui créa la Terre. Et ainsi, tout s'équilibra.

Ensemble, la Flamme, l'Eau et la Terre existaient en harmonie. L'Eau apaisait la Flamme lorsque la destruction menaçait. La Flamme régulait la fécondité frénétique de la Terre. Et la Terre stabilisait les ondes imprévisibles de l'Eau.

L'Univers eut alors suffisamment de répit pour que la Vie apparaisse. Protégée à tour de rôle par la Flamme, l'Eau ou la Terre, la Vie prospéra et évolua. Elle se nourrissait de la magie des éléments pour grandir et s'épanouir. Jusqu'à créer l'Humanité.

L'Humanité était devenu le réceptacle idéal pour la magie, qui pouvait se transmettre et se diffuser à une vitesse inégalée jusqu'alors. Ainsi, toute la magie ruissela jusqu'au creux de l'Humanité, et s'y logea définitivement.

L'Humanité vénérait la magie à travers les trois Corps Purs : la Flamme, l'Eau, et la Terre. Lorsqu'elle les vénérait équitablement, la Vie prospérait. Mais chaque fois que l'Humanité tentait de séduire un élément plus que l'autre... l'Univers sombrait dans le chaos."

— J'adore le kallio ! s'écria une petite voix enthousiaste.

— Le chaos, Kiran ! Pas le kallio... pfff.

Le jeune Kiran leva des yeux interrogateurs vers ses deux soeurs. La plus âgée, qui leur faisait la lecture, lui sourit tendrement et lui expliqua la différence entre le chaos et le kallio, fruit délicieusement sucré qu'ils ne pouvaient se permettre de déguster qu'une seule fois par an, à la fin de la saison des moissons. Puis elle se tourna vers sa jeune soeur :

— Shana, tu pourrais être plus patiente. À son âge, tu ne savais pas non plus ce qu'était le chaos.

— Si, je savais déjà tout ! rétorqua l'enfant, sûre d'elle.

L'adolescente sourit, amusée par le caractère de sa cadette. Elle observa leurs visages fatigués, à moitié dissimulés dans la pénombre de la pièce. Sans chercher à la contredire, elle reprit son récit, qu'elle connaissait désormais par coeur. La Légende des Corps Purs se transmettait oralement de générations en générations, depuis des millénaires. Et un jour, ce serait au tour de Shana et Kiran de conter cette légende aux jeunes enfants de leur entourage.

"L'Univers sombrait parfois dans le chaos.

Pour y remédier, l'Humanité divisa la magie en 3 lignées. Chaque lignée était chargée de vénérer et protéger l'un des trois Corps Purs. Il y eut la lignée de la Terre, la lignée de l'Eau..."

La conteuse s'interrompit, l'oeil pétillant de malice, et ponctua sa dernière phrase en faisant apparaître une flamme au creux de sa main droite :

"... et la lignée de la Flamme."

Sans surprise, les deux enfants s'émerveillèrent de ce tour de passe-passe, des étoiles plein les yeux. La pièce s'illumina, et les ombres projetées sur les murs dansèrent au rythme du crépitement du feu magique. Ce n'était pas la première fois qu'elle ajoutait ce petit effet en contant son récit, et pourtant, Shana et Kiran étaient toujours aussi admiratifs. Tels des papillons attirés vers la lumière, ils s'approchaient toujours au plus près des flammes, au risque de s'y brûler.

— Moi aussi je veux un pouvoir !

— Bientôt, Shana. Il te reste peut-être une dizaine de lunes avant qu'ils fassent leur première apparition.

"L'Humanité ainsi répartie en 3 lignées, prospérait sous l'égide des trois Corps Purs.

...Mais l'Humanité se satisfait rarement des richesses dont elle dispose.

L'adolescente éteignit la flamme en refermant doucement son poing.

Un jour, des Mages envahirent le continent, et s'emparèrent de l'Eau. Alors, la connexion entre les peuples du continent fut rompue. La discorde éclata, éloignant les clans les uns des autres.

Puis, les Mages prirent possession de la Flamme. Ils dominèrent le volcan, et découvrirent une façon terrible de s'approprier les pouvoirs des clans pour leur propre usage.

Seule la Terre parvint à se soustraire à cet asservissement brutal. Alors, les clans s'y réfugièrent et résistèrent.

Mais la soif de pouvoir des Mages n'avait aucune limite, et les clans, désunis, dont la magie leur était inexorablement dérobée, perdirent bataille après bataille. Les Mages s'établirent définitivement à Resrejka, la capitale, qu'ils rebaptisèrent Æpictia, s'appropriant toutes les richesses issues de millénaires de labeur.

Depuis, ils poursuivent leur sombre dessein, voulant s'emparer de la Terre par tous les moyens. Les derniers clans sacrifient, jour après jour, leurs dernières forces pour les en empêcher. Car lorsque les Mages auront conquis l'ensemble du continent... alors la Terre leur appartiendra, l'équilibre sera définitivement rompu, et à nouveau le chaos surgira."

La conteuse se tut soudainement, tendant l'oreille. Elle avait cru entendre un son inquiétant... après quelques secondes de concentration, elle constata qu'elle ne percevait plus aucun craquement ou grincement. Ce ne devait être qu'un xartan. Ces félins opportunistes rôdaient souvent près des maisons, dans les quartiers les plus malfamés de la Landgacia. Elle prit le temps d'observer sa soeur et son frère, s'assurant qu'ils comprenaient l'enjeu de la Légende, malgré leur fragile innocence.

"L'équilibre doit être maintenu à tout prix. Alors, il y a des centaines d'années, le clan Itaaspena implora les trois Corps Purs, et une prophétie fut édictée :

Sortant de l'ombre, la Ramahaxta s'étendra

À l'orée du chaos, une Lame s'abattra

Sur un versant, l'Humanité s'éteindra

L'Eau et la Fl..."

— OÙ EST-ELLE ?

L'adolescente sursauta au son des cris étouffés de ses parents et de verre brisé. Elle ordonna à sa soeur et son frère de se cacher derrière l'un des rares meubles de la pièce. Des bruits de pas montaient déjà précipitamment les marches de leur vieil escalier. Comment avaient-ils retrouvé sa trace ? Elle eut à peine le temps d'ouvrir la seule fenêtre de la pièce, que déjà, la porte explosait dans un immense fracas. Elle sauta sans hésiter, sans se retourner. Sa sœur et son frère ne risquaient rien pour l'instant, ils étaient encore trop jeunes et leurs parents les protègeraient. Sa cheville n'apprécia pas son bond depuis leur premier étage, mais elle ne s'arrêta pas pour reprendre ses esprits : elle devait courir. S'enfuir à tout prix.

Dans les ruelles silencieuses, le bruit de ses pas résonnant contre les façades miteuses créait un écho macabre, que seuls venait interrompre les battements frénétiques de son coeur. Si elle parvenait à atteindre la lisière du bois, elle aurait peut-être une maigre chance d'échapper à l'Inhibition.

InhibitionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant