8. Reflets incarnats

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Oriana chevauchait désormais seule dans les rues désertes plongées dans l'obscurité.

Knitti avait bifurqué de longues minutes auparavant vers l'ouest, à la périphérie de la cité, où se situait le Quartier des Tanneuses et son éternelle odeur pestilentielle. Les relents des tanneries ne refluaient vers la Landgacia que lorsque soufflait le vent glacial du nord-ouest, ce qui était peu fréquent. Le reste du temps, les émanations nauséabondes s'étendaient vers Æpictia, au-dela du fleuve et du mur d'enceinte qui séparaient les Mutticas de la capitale de l'Empire.

Le Quartier des Tanneuses était généralement un lieu que les Mutticas évitaient, mais Knitti n'avait guère eu le choix. Les rares Sermentées désavouées comme elle n'étaient jamais bien accueillies à leur retour auprès des leurs. Considérées comme des lâches et des traîtresses, elles étaient —presque— autant méprisées que les envahisseurs. La jeune femme n'avait pu briguer qu'une mansarde piteuse à l'étage d'une tannerie, contre un loyer ridiculement élevé et sa contribution dans le travail du cuir dès qu'elle le pouvait.

Mais même si sa situation était précaire, au moins, elle était... libre.

Et puis, les sourires enjôleurs du fils de la tanneuse ne la laissaient pas indifférente.

Oriana pénétra dans le Quartier des Forgeronnes et atteignit enfin les écuries communes, où elle prit soin de sa monture autant que son épuisement le lui permettait. Après avoir passé une dernière fois la main dans le crin de l'animal, elle se rendit en traînant les pieds jusqu'à sa petite échoppe, adossée à la forge de la famille Ashtena'i.

Officiellement, elles étaient spécialisées depuis plusieurs générations dans le travail du métal afin de créer et réparer toutes sortes d'objets du quotidien : ustensiles, maréchalerie, ornements... Officieusement, elles fournissaient des armes aux guerrières de la Landgacia et du continent tout entier.

Oriana prit une grande inspiration, les paupières à moitié closes. La fatigue ankylosait tout ses muscles. Puis elle monta les marches qui menaient au logement qu'elle partageait avec Kiran... suivie par une paire d'yeux noirs qui restèrent dissimulés en retrait des rayons de lune.

Elle frappa un coup contre la porte pour signaler sa présence et entra chez elle sans ménagement. Il y avait peu de chances que Kiran soit assoupi à cette heure, et elle ne tenait pas particulièrement à tomber nez à nez avec l'une de ses conquêtes à moitié dévêtue.

— Kiran ?

Elle posa sa besace, son casque et une partie de ses armes sur un meuble branlant près de la porte et tendit l'oreille. Aucune réponse.

Il s'affairait certainement à dépenser leurs maigres revenus dans une taverne.

Ou à fuir la réalité dans un autre lit que le sien.

Il aurait eu tort de se priver : avec son regard énigmatique ourlé de longs cils noirs, son sourire en coin charmeur et sa verve captivante, il pouvait conquérir n'importe quel esprit —et n'importe quelle paire de fesses— en un tour de main. Kiran prétextait qu'il était important de nouer des liens, que le jour venu ils pourraient bien avoir besoin de ses "contacts"... mais Oriana n'était pas dupe. Pourtant, elle ne lui en tenait pas rigueur : après tout, elle faisait de même entre chaque mission. Danser à perdre haleine et se laisser aller sous des caresses réconfortantes faisaient partie des rares formes d'évasion qui restait à celles qui avaient appris à vivre au jour le jour.

Elle ouvrit sa bourse et camoufla derrière un lambris bancal de leur mur les quelques deniers durement gagnés.

Ça fera l'affaire.

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