Bon fou

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On cultive tous un jardin secret. Personne ne nous connaît complètement comme nous ne connaissons l'entièreté de personne. Bien sûr, lorsque la confiance s'installe, nous finissons par en dévoiler un peu plus sur notre « moi » profond. Cependant, par pudeur, par crainte, peut-être, jamais, nos pensées les plus intimes ne sortiront de nos têtes. Je pensais le savoir déjà, mais je me trompais. J'ai appris à mes dépens que les masques de nos proches sont parfois si bien ajustés qu'il est difficile d'apercevoir la vérité.

J'observais autour de moi avec horreur le corps de tous mes amis. Plus un seul ne respirait, le sang commençait à se répandre sur le sol, lentement. Je restais hypnotisé par le macabre spectacle un long moment. Les coups de couteau avaient été administrés avec une précision chirurgicale. Celle de quelqu'un ayant étudié la question, celle d'un habitué de la pratique. Celle de mon meilleur ami. Doucement, les pièces du puzzle se rassemblaient dans ma tête. Toutes ces fois où Djilsi avait refusé de sortir avec nous prétextant un empêchement empirique... Son sourire si mystérieux lorsque nous émettions des hypothèses loufoques sur la cause de toutes ses absences... Nous avions tous pensé à une petite amie, voire à un enfant caché, à tort. Il découpait sans doute des gens dans sa cave. Un long frisson descendit le long ma colonne vertébrale. Les faits divers ne parlaient-ils pas en ce moment de différentes disparitions inquiétantes ? Puis une réalisation. Mon cœur battait toujours dans ma poitrine et aucun endroit de mon corps ne se révélait douloureux. J'avais beau m'observer sous toutes les coutures, je ne trouvais aucune trace de mutilations, tous mes cheveux étaient sur ma tête. Il m'avait laissé en vie. « Le bon fou » ne pus-je m'empêcher de murmurer en riant nerveusement. Il m'avait laissé en vie. Je n'osais presque pas y croire.

Je ramassais le pistolet, que sous la stupeur, mes mains avaient lâché. Nous l'avions trouvé une heure plus tôt, juste après la découverte du premier cadavre. Étant donné que je l'avais dans mes mains, tous avaient convenu que j'en deviendrais le porteur officiel. Ils craignaient le faux mouvement, et étaient prêts à tout pour que je ne braque plus cette arme sur eux. La peur fait parfois faire des choses irréfléchies à l'homme désespéré. Nous étions encore trois dans le manoir. Billy s'était enfui, et Sidjil devait être à sa recherche. Les trouver, voilà ce qu'il me restait à accomplir. Les murs rouges présents partout dans la cage d'escalier m'écrasaient totalement. Je ne parvenais pas à faire abstraction de l'image de tous les corps sans vie de mes camarades.

Soudain, Sidjil me plaqua contre un mur et plaça le couteau sous ma gorge, je ne l'avais pas vu venir. Ses yeux brillaient. Les miens devaient être éteints. Mon âme m'avait quitté en même temps que celle des autres dans la salle. Qu'il me tue tout de suite, j'en serais libéré me dis-je. À la place, il recula. Inconsciemment, j'avais placé le canon du pistolet sur son ventre. « Nous deux, c'est à la vie à la mort. » Je suis incapable de vous dire qui de nous deux avait prononcé cette phrase. Peut-être même que ce murmure avait été prononcé d'un souffle commun. Le pilote automatique de mon corps prenait le relais, mon instinct de survie réagissait sans mon aval. Djilsi retrouva Billy, le tua. Devant moi encore une fois. Je sentais les larmes perler au coin de mes yeux. Mon presque frère se retourna et s'approcha de moi. Il me prit délicatement dans ses bras, comme s'il craignait de me briser. Sur mon T-shirt blanc, ses mains ensanglantées laissaient leur empreinte. Quand il me lâcha, je posai le pistolet sur le sol et d'un coup de pied, je l'éloignai de moi. Il fallait me rendre à l'évidence, je ne possédais pas la hardiesse nécessaire pour voir son corps s'effondrer par ma faute. Puis je m'agenouillai devant lui et m'offris à sa merci. Je m'en voulais un peu de ne pas lui opposer plus de résistance. « Je ne peux pas le faire si tu me regardes mon frère. » me dit-il d'une voix douce. Et moi, je voulais me plonger dans ses yeux, que cette image se fige sur mes pupilles, la dernière vision de mon existence. Je n'osai cependant pas contester et baissai le regard. Il me porta le coup final. 

C'est un capOù les histoires vivent. Découvrez maintenant