Le feu de l'action

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 Sidjil a l'habitude que ses proches s'inquiètent pour lui. Son métier est dangereux. À chaque intervention, il sent bien que la Mort est présente, prête à l'accueillir au moindre faux pas, lui ou un membre de son équipe. Pourtant, le jeune pompier ne se voit pas dans un autre corps de métier que celui qui est le sien, et pour rien au monde il n'en changerait. Là, dans sa caserne, il se sent vraiment utile : il sauve des vies ! Et puis, si côtoyer la déesse de l'autre monde lui permet chaque soir d'être accueilli comme un survivant héroïque dans son foyer, Sidjil ne veut surtout pas s'arrêter. Les étreintes de Maxime sont toujours si, empruntes de ce sursaut de désespoir amoureux lorsqu'il apparaît dans l'encadrement de la porte d'entrée... Sidjil ne peut pas s'empêcher de savourer ce genre de retrouvailles avec une grande passion, et parfois, il l'avoue, le pompier fait exprès de traîner un peu sur la route, car il sait qu'un retard, même léger, est synonyme d'effusion plus haute encore de tendresse.

Mais voilà, d'habitude, ce sont les autres qui s'inquiètent pour lui. Pas l'inverse. Et Sidjil n'est pas certain d'apprécier cette pointe au cœur. D'abord, quand l'alarme de la caserne retentit, le pompier frappe dans ses mains avec enthousiasme : il commençait à s'ennuyer. Puis, quand le commandant annonce le lieu de l'intervention, un profond malaise l'envahit : mauvais pressentiment. Enfin, quand il se retrouve face au brasier, il blêmit comme un bleu lors de sa première mission.

La langue du démon flamboyant dévore doucement le théâtre dans lequel son petit ami donne des cours. Sidjil conserve un semblant de sang-froid. Il ne faut pas que ses collègues comprennent son trouble ou il sera écarté de la mission. Soudain, le pompier repère au loin l'étudiant préféré de son copain, et s'en approche.

- Grim ! Au milieu de l'attroupement d'adolescents inquiets, un métis se retourne. Où est Max ? Il ne s'agit pas d'une question, mais d'un ordre, dicté par ses craintes.

- À l'intérieur, il voulait récupérer son manuscrit. Dans les yeux du jeune étudiant brille le regret de ne pas être parvenu à retenir son professeur, mais surtout ami. Sidjil ne prête pas attention aux camarades curieux de Matthis qui le questionne déjà. La nature secrète de son amitié avec Maxime se perdra bientôt.

Plus de temps à perdre. D'un geste, il abaisse la visière de son casque et s'engouffre dans la fournaise du diable. Putain de dramaturge, artiste de merde, comment peut-on tenir à un bout de papier plus qu'à la vie ? Maxime se tient là, debout, au milieu des flammes, encerclé de toute part. La chaleur étouffante rend sa peau luisante et la lumière qui s'y reflète lui confère un caractère presque divin. Si la vie de son bien-aimé n'était pas en jeu, Sidjil l'observerait longtemps encore, tant l'image est fascinante. Mais Maxime ressemble aussi à un petit un animal effrayé tandis qu'il sert contre son torse le manuscrit pour lequel il s'est mis en danger. Quand Sidjil repère cet éclat apeuré, qui brille dans le fond de ses yeux et qui voile leur belle malice habituelle, une colère sourde s'empare de lui. Il est le seul à avoir le droit de brûler Maxime : hors de question de laisser d'autres flammes que ses mains caresser ce corps !

Pour seule arme, un extincteur arraché brutalement du mur à l'entrée du bâtiment. Sidjil se fraye un passage jusque Maxime. Le pompier voudrait le prendre dans ses bras, le rassurer avec des mots doux. Mais plus tard l'amour ! D'abord, ils doivent quitter le cœur du Tartare, sinon, ils finiront en cendre. Le trajet éprouvant se ponctue de plusieurs difficultés, une partie du plafond s'est écroulé, et l'extincteur presque vide ne leur sera bientôt plus d'une grande utilité. Sidjil décroche un petit masque de sa combinaison pour le tendre à son amant, ainsi, il arrête de tousser comme un malade. Pendant que le soldat du feu observe son environnement, afin de déterminer un chemin qui leur permettrait de s'en sortir, Maxime, pris un réflexe enfantin, agrippe la veste de son petit ami. Il ne veut surtout pas le perdre au milieu de toute cette fumée aveuglante. Sidjil parvient finalement à trouver une voie dans le labyrinthe infernal. Une fois dehors, il s'empresse de confier le petit corps de Maxime à l'équipe de secours et rejoint les autres pour achever le monstre. Dans son dos, le Toulousain sent l'œillade noir de son chef, il s'est mis gravement en danger, et même s'il a sauvé quelqu'un, il sait qu'il risque de se faire passer un savon lors du bilan à venir. Sidjil, silencieusement, se promet de tout faire désormais pour rentrer à l'heure le soir. Maintenant qu'il connaît Inquiétude, il souhaite épargner un peu Maxime de cette présence.

Enfin, le démon rend son dernier souffle, seul trace de son passage sur Terre : la fumée noire qui continue de s'échapper des ruines du théâtre. Maxime, à l'arrière d'un camion, tient toujours son manuscrit comme la plus précieuse des peluches. Matthis est à ses côtés, une main rassurante posée sur l'épaule. La scène adoucit Sidjil et l'adrénaline dans son corps retombe doucement. Le pompier retire son casque une fois arrivé au niveau des deux autres. La sueur plaque ses cheveux sur son crâne et quelques gouttes de ce liquide poisseux tombent au sol. Malgré tout, Grim s'empresse de le serrer dans ses bras. Enfin, le métis se détache et s'écarte pour laisser un peu d'intimité au couple. Avant de retourner auprès de ses camarades de classe, il balance tout de même :

- Je te jure que j'ai intérêt à avoir le rôle principal dans ta pièce de merde, sinon, je le brûle moi-même ton manuscrit.

- Mec, ce week-end, tu viens manger à l'appart', je te dois une soirée pizza ! Le hèle le pompier, trop heureux de voir tous ses proches en bonne santé.

Sidjil attend que Maxime termine la seconde bouteille d'eau que ses collègues lui ont donnée, pour fondre sur ses lèvres. Le professeur râle un peu, son copain, tout collant, lui laisse une sensation désagréable sur la peau. Et puis ils sont en publics, comme en témoignent les sifflements joyeux et provocateurs de ses étudiants. Merde alors, toute sa crédibilité... Mais rapidement, il s'abandonne dans ses bras avec la certitude que la douce flamme au fond de leur cœur ne les dévorera jamais.  

C'est un capOù les histoires vivent. Découvrez maintenant