Agon

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La ponctualité est une valeur importante pour Sidjil. Il aime faire bonne impression, surtout les premières fois. Ces rencontres déterminent en général la façon dont va se comporter l'autre avec soi. Et même si rien n'est immuable, faire changer quelqu'un d'opinion sur sa personne n'est pas si facile. Alors dans son bus, il trépigne et s'énerve contre les autres automobilistes qui, comme lui, sont piégés dans les embouteillages. Finalement, il décide de descendre à l'arrêt suivant et de terminer le trajet à pied, et quand il arrive, il se fait discret. Le cours a déjà commencé depuis une dizaine de minutes.

Sidjil salue les autres adolescents d'un geste discret de la tête. Sur la scène, un garçon habillé en noir déclame un monologue passionné. Au milieu de la tirade, une voix féminine le coupe et lui ordonne de recommencer d'une autre manière. Il écoute, hoche la tête et s'exécute immédiatement. Son intention de jeu à changer, les émotions transmises ne sont plus du tout les mêmes. La voix de l'acteur ne tremble plus, ses répliques sont incisives, presque méchantes. Une colère sourde émane du personnage et il le regarde, lui, dans les yeux. Il se sent oppressé et manque de fuir la salle.

- C'est bon, on garde cette énergie, scène suivante. Je veux Anaïs sur scène avec Théo. On répète ce que je vous avais demandé de travailler la semaine dernière. Sidjil délaisse la pièce qui se joue devant lui pour observer encore un peu l'acteur qui vient de performer. De toute façon, bien que très doués, les autres acteurs sont beaucoup plus maladroits sur scène. Le garçon boit de l'eau, il semble fatigué, comme si le personnage qu'il incarnait venait de lui voler toute son énergie.

- C'était cool. Commente-t-il une fois que l'acteur est assez proche pour l'entendre chuchoter.
Il le remercie d'un léger mouvement de tête, indifférent au compliment. Avant de s'installer à deux sièges de lui pour réviser la suite de son texte. Enfin, la professeur annonce qu'un nouvel élève rejoint la troupe. Sidjil se lève, intimidé, et s'incruste dans le cercle que vient de former les adolescents. Il participe à tous les exercices de cohésion de groupe et malgré sa grande maladresse, ne rechigne pas. Sidjil s'en fiche du regard des autres, alors se mettre dans des positions ridicules ne le dérange pas. Ce qui le gène plus par contre, c'est son manque de dextérité, il trébuche plusieurs fois sur scène, se cogne contre ses camarades, Elian finit même par terre. Il ne saisit pas les regards qu'on lui lance, bloque ainsi complètement les jeux et ses improvisations sont médiocres. Pourtant, à la fin de la séance, tout le monde vient le féliciter avec bienveillance. 

Dehors, celui qui détient le rôle principal de la pièce l'attend. Sidjil le regarde d'un air interrogateur.

- Pourquoi tu veux faire du théâtre ? Crache-t-il.

- Euh... Parce que je trouve ça impressionnant et que j'ai envie d'expérimenter, je suppose.

- Si tu prends ça à la rigolade, tu peux te barrer. C'est sérieux ici. L'autre aime tant cette discipline... Sans doute veut-il même en faire son métier ! Alors il joue les grands frères en colère pour protéger sa troupe.

- Je suis sérieux. Répond Sidjil calmement. Ces paroles semblent légèrement le rassurer.

- Maxime, se présente-t-il.

- Je sais. D'accord, Sidjil ment un peu. Il le connaît pour avoir assisté à plusieurs pièces dans lesquelles l'acteur tenait des rôles. C'est tout. Il rayonne quoi qu'il fasse, et l'adolescent admire ça. C'est peu être aussi un peu pour l'approcher que Sidjil a décidé de se lancer dans cette aventure théâtrale.

Les débuts sont difficiles. Sidjil, n'a jamais été très assidu dans l'apprentissage de ses cours, alors d'une semaine à l'autre, retenir à la fois ses répliques, ses gestes et mimiques, mais aussi toutes celles des autres, pour pouvoir se repérer, est un défi ardu à relever. Le plus difficile reste sans doute les remarques acerbes de Maxime qui met un point d'honneur à le rabaisser à la moindre erreur. Sidjil ne sait pas si l'acteur cherche à le briser pour qu'il abandonne ou à le motiver pour qu'il se donne à fond. Il ose encore croire qu'il n'est pas un connard, alors il passe plus de temps à théoriser la seconde hypothèse que la première. Et au fil des mois, elle se confirme : les regards de Maxime se font moins méchants et dans ce reflet, Sidjil comprend qu'il s'améliore.

Quand la troupe commence les premiers filages, Sidjil s'étonne, personne ne semble s'occuper de la régie. Tant pis, intervient leur professeure qui annonce que le gars les a plantés, le spectacle continue et puis le théâtre antique ne possédait pas beaucoup d'artifice de ce genre. Ce jour-là, Maxime est dépité. Alors, pour effacer cet air sombre sur son visage, l'adolescent contacte son meilleur ami qui a quelques notions de technique. Une demi-heure plus tard, Manas débarque et s'installe à la place confortable du régisseur. La professeure, d'abord inquiète, fini par le laisser agir à sa guise quand elle lit dans ses yeux tout le respect qu'il porte à ce matériel coûteux.

Rapidement, le premier acte est bouclé. Pour fêter ça, l'ensemble du groupe se retrouve dans un fast-food. Avec leur gobelet de Coca, ils portent un toast à Manas. Les essais se sont si bien déroulé et le garçon s'est si bien amusé qu'il a officiellement rejoint la troupe. Les performances de Sidjil sont intéressantes, surtout pour un débutant, mais il manque toujours quelque chose. Alors, un jour, dans les coulisses, il interroge Maxime. C'est le meilleur d'eux tous, si quelqu'un doit lui donner des conseils, c'est bien lui. D'un air mystérieux, l'adolescent lui demande de rester avec lui à la fin du cours, et lui promet de lui montrer. La salle se vide et bientôt, la professeure et les deux garçons sont les derniers.

- Nous allons rester encore un peu. Affirme Maxime.
Il sait que la salle est occupée par les amateurs de bingos une heure après leur cours. Parfois, le jeune homme traîne un peu pour profiter de la salle. Il ne faut simplement pas la laisser sans surveillance alors que la porte n'est pas verrouillée. Puis, enfin seuls, Maxime monte sur la scène et demande à Sidjil de le rejoindre.

- Tu le sens ? Sidjil plisse les yeux, alors Maxime rajoute, Ton personnage, il veut exister. Il place une main sur son cœur. Il veut te posséder entièrement et il faut le laisser faire. Le regard du garçon change, et l'autre a un peu peur, car il avance d'un air dangereux vers lui. Sidjil fait un pas en arrière, il sent son sang bouillir dans ses veines. Je ne suis pas Maxime. Je suis le fils de la Mort et je me présente devant toi en son nom !

- Et je ne me rendrais pas sans me battre ! Sidjil bafouille faiblement quand il comprend qu'il doit réciter son texte.

- Non ! Recommence, tu es un guerrier féroce, pas un hamster effrayé, ne sens-tu pas tes muscles se tendre avant de saisir ton épée ? Je suis le fils de la Mort et je me présente devant toi en son nom ! Cette fois, n'étant pas pris de court, le Toulousain parvient à répondre avec une nouvelle conviction, mais Maxime le fait recommencer encore et encore, jusqu'à ce que Sidjil se lasse de ce petit jeu et ne commence à s'énerver.

- Je ne me rendrais pas sans me battre ! Déterminé à mettre fin à la prestation, il se jette sur son adversaire. Habilement, Maxime esquive et le plaque au sol.

- Tant d'audace... Tu me plais beaucoup, mortel.

À ce moment de la pièce, le personnage de Sidjil doit repousser le fils de la mort et fuir, tandis que ce dernier le laisse vivre pour qu'il poursuive sa quête auprès de son seigneur, interprété par Théorus. Pourtant, cette fois, Sidjil sent quelque chose de différent. L'énergie qui coule à l'intérieur de son corps réclame une action bien particulière. Alors, il agrippe le pull noir de Maxime et l'embrasse violemment et son compagnon lui répond avec ardeur. La scène dure de longues minutes, avant qu'essouffler, les deux ne s'écartent. Enfin, ils quittent la scène.Maxime, les cheveux ébouriffés par les mains de son camarade, reste de marbre tandis que Sidjil tremble. Il ne comprend pas bien son propre geste, ni cette sorte d'adrénaline provoqué par le moment, qui disparaît si brusquement à peine les marches descendues.

- C'est l'Agon. Maxime explique sérieusement, comme s'il avait entendu les questions muettes de son ami. La lutte à mort des personnages sur la scène pour exister. Nous ne sommes que des corps à disposition d'esprit supérieur. Sur la scène, ce n'est pas nous, jamais, mais une fois à l'extérieur, ces esprits meurent et nous rendent ce qui nous appartient.

- C'était quoi alors, les personnages de notre pièce qui veulent se pécho en secret ?

- Je n'ai pas dit ça ! Grogne Maxime avec des rougeurs sur les joues. Ma conception du jeu me protège de moi-même, Sidjil.

- Et la mienne me donne envie de te gifler et de t'embrasser encore. Réclame son interlocuteur. Ça ne comptait pas pour toi ?

Maxime sourit doucement, mais ne répond pas. Les deux hommes ne se trouvent plus sur scène alors ils ne se doivent plus rien. 

La représentation a enfin lieu, après une année entière de travail. Sur scène, le mobilier reste minimaliste, il ne fallait pas s'attendre à grand-chose avec Matthis en chef décorateur. Étrangement, tout le monde est d'accord pour dire que la démarche est intelligente. Les paysages fantaisistes dans lesquels leur personnage évolue rendront mieux dans l'imaginaire des spectateurs que n'importe quel arbre en papier mâché. Les portes s'ouvrent et les premiers spectateurs entrent dans un brouhaha joyeux. Ils connaissent tous la réputation incroyable qui suit cette bande de jeunes. On leur a promis un grand moment d'évasion et de magie et Sidjil commence à sentir un grand stress l'envahir.

- Le stress, c'est bien. Ça pousse à donner le meilleur de soi, mais il ne faut pas que tu le laisses te bouffer.

Le conseil d'Elian n'est pas évident à mettre en œuvre. Sidjil a l'impression de se perdre dans un trou noir, il craint de ne pas parvenir à prononcer une seule de ses répliques une fois sous la lumière des projecteurs. Le froid rassurant de la salle vide lui manque. La chaleur étouffante de tous les corps présents l'oppresse. Maxime finit par lui prendre la main, à deux minutes du début du spectacle.

- Laisse-le te posséder tout entier. Rappelle-t-il.

Cette phrase, murmurée dans le creux de son oreille, résonne en lui et fait battre violemment son cœur dans sa poitrine. Il lui semble qu'au-dessus de sa tête, plane désormais l'ombre du chevalier qu'il incarne. Il attend, patiemment, le bon moment pour transformer le jeune acteur en marionnette. Trois coups suffisent à faire taire les bavardages impatients des spectateurs. Les rideaux s'ouvrent, Anaïs se situe au milieu de la scène. Il est l'heure. Maxime lâche la main de son camarade qui lui oppose une légère résistance avant de le libérer complètement.
Sidjil n'a le temps que de cligner des yeux et les applaudissements fusent bruyamment. Il entend même des amis à lui siffler la troupe avec admiration. Sur les joues de sa mère, malgré l'obscurité dans laquelle est plongée le public, Sidjil distingue des larmes de joie. Il sourit, il est heureux, car il est parvenu au bout de cette expérience incroyable. Manas rejoint sur scène la petite bande et ils se prennent dans les bras en sautillant de bonheur. Les spectateurs assistent à l'effusion de joie qui les transcende.

Puis, il est l'heure de se dire en revoir. Pas entre eux : ils se retrouvent le lendemain pour fêter la fin de l'année. Mais à leur personnage. Une part d'eux-mêmes cultivée si longtemps et qu'ils n'auront sans doute plus jamais l'occasion de côtoyer. Maxime est sans doute le plus impacté par son adieu imaginaire. Sidjil l'observe d'un œil doux. Il a toujours cru que le garçon ne possédait que trois facettes : l'amusement modéré (quand Grim tente une blague), la colère sourde (quand Sidjil fait mal quelque chose) et l'impassibilité (tout le reste du temps). Finalement, l'acteur est plus humain qu'il ne veut bien le montrer.
Dehors, Sidjil l'attend, adossé au mur de la salle de spectacle. Maxime semble surpris de le voir là.

- C'était cool. Commente le « fils de la mort » en évoquant le talent que Sidjil a démontré. Ce dernier hoche la tête avec indifférence.

- J'ai eu un bon professeur.

- Tu l'as senti ? L'agon ? Son interlocuteur mime un oui sombre. Maxime sourit et ses yeux s'illuminent. C'est bien la première fois qu'un compagnon de jeu comprend ce qu'il ressent. Tous les autres le prennent pour un génie un peu fou. Il plonge dans le ciel de l'âme de Sidjil et louche sur ses lèvres.

- Tu me plais beaucoup.

- Mortel ? Demande Sidjil.

- Non. Tout court.

Enfin, le plus petit se rapproche pour poser ses lèvres sur les siennes.

- On est plus sur scène là. Commente Sidjil. Il semble que Maxime ait renoncé à n'exprimer ses sentiments que sur les planches.

- Je sais. Et il recommence à l'embrasser. Encore. Et encore.

C'est un capOù les histoires vivent. Découvrez maintenant