Ichiya Kaidan

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2021. Concours
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La nuit tombant, le cortège de mariage avait fait halte dans une résidence prévue à cet effet, à mi-chemin de leur destination. Le vent qui soufflait donnait l’impression de faire résonner la plainte de la montagne derrière eux, poussant les serviteurs à cloisonner chaque fenêtre. Puis ils avaient été piégés par une forte pluie peu de temps après, les obligeant à tous se rassembler auprès de leur maîtresse afin d’économiser le charbon des braseros. C’était une jolie jeune fille, à la posture alourdie par les nombreux vêtements superposés, plongée depuis leur départ dans un recueil calligraphié à la main et relié par un ruban rouge.

Ce calme fut bien vite rompu par un bruit à la porte. L’employé qui alla ouvrir tomba sur une vieille femme, petite et courbée, s’appuyant à un bâton auquel était accroché un ruban blanc, le visage caché sous une capuche. Elle demanda le gîte de sa voix grêle et l’homme hésita quelques secondes avant que ne résonne l’ordre de sa maîtresse :

— Faites-la entrer.

— Soyez remerciée jeune demoiselle, vous avez le cœur bon, salua l’inconnue en remuant son bâton au niveau du sol avant de franchir le seuil de la pièce. C’est bien la première fois que l’on m’ouvre la porte de cette demeure, seriez-vous la nouvelle maîtresse de céans ?

— Je dois me marier demain avec le fils du seigneur, avoua la jeune fille d’une voix aussi douce qu’un murmure. Mais ma mère naquit ici. Ne voulez-vous point poser votre cape ?

— Hélas ! Je ne suis qu’une pauvre aveugle, se lamenta la femme en remuant la tête sous sa capuche. La retirer ne me servirait donc point.

— Nous avons tout à l’heure entendu de bien étranges choses venant de la montagne, est-ce courant par ici ? s’enquit l’une des servantes.

— Oh ! Vous parlez du fantôme d’Ako ?

— Le… fantôme… ? répéta un garde en perdant de sa couleur.

— Oh, il me semble que j’en ai déjà entendu parler ! s’exclama soudainement la jeune fille. On la nomme aussi la légende de la beauté d’Iwa, n’est-ce pas ?

— C’est cela, acquiesça la femme. Vous connaissez cette histoire ?

— Ma mère me l’avait contée étant petite, affirma la jeune fille en mettant de côté son recueil avant de poser les mains sur les genoux et d’ajuster sa posture de façon à regarder tout son auditoire :

“Un jour que le seigneur d’Ako était de passage dans le pays d’Iwa, il aperçut la fille, réputée très belle, d’un grand propriétaire terrien, malheureusement ruiné par une mauvaise récolte. Il en tomba aussitôt fou amoureux, et décida d’en faire sa femme, ce que le père accepta sans réfléchir. Le cortège fut aussitôt préparé et la jeune fille entra au château d’Ako en tant que neuvième concubine. Mais ce que personne ne savait, c’est qu’elle avait un amant à Iwa, qui chaque soir attendait qu’elle accroche un ruban rouge à son store pour aller la visiter dans le plus grand secret. Portant en elle le fruit de ces ébats, ils avaient tout deux résolu de s’enfuir prochainement, mais il avait fallu que ce seigneur vienne avant que cela ne se fasse.”

— Ils avaient convenu que la nuit propice à leur fuite serait signalée par un ruban blanc, confirma la vieille femme en secouant légèrement son bâton. Connaissez-vous la suite de l’histoire, mon enfant ?

— Bien sûr, acquiesça la jeune fille avant de poursuivre son récit :

“La première épouse du seigneur d’Ako était connue pour son caractère extrêmement jaloux et avait déjà réussi à faire chasser trois des huit concubines précédentes. Seulement, la jeune fille n’ayant pas  choisi de venir ici et ne pouvait pas non plus retrouver sa province natale, trop loin, elle tint bon face aux brimades et humiliations régulières. Puis vint le moment où son enfant devait naître, ce qui éveilla encore plus les soupçons et la méchanceté de cette femme, cela avait été bien trop rapide. Mais sans preuves, elle ne pouvait rien faire de plus que l’humilier davantage.

Un jour, cependant, l’amant de la concubine réussit à trouver le château d’Ako et se présenta au seigneur. Avant d’être emmenée, cette jeune fille avait tout juste eu le temps de prendre le ruban qui devait signaler leur fuite et d’y inscrire les caractères d’Ako pour le laisser tomber sur le pas de sa porte, espérant que son ami saurait le trouver et interpréter ce message. Ainsi, il avait pu la retrouver après une longue errance. Il se fit bien évidemment aussitôt chasser du palais et tenta alors d’accéder à la chambre de sa douce par l’arrière du château. C’est là que la première épouse comprit toute la vérité et s’empressa de dénoncer les deux amants auprès du seigneur qui accourut et exécuta le jeune homme d’un seul trait d’épée. Il ordonna ensuite que l’enfant soit emmené loin du château, mais garda sa favorite à ses côtés. Accablée par le chagrin, celle-ci tomba malade jusqu'à se laisser dépérir et l’épouse principale proposa, pour se racheter, de prendre en charge son traitement.

Un soir, elle fit donc mélanger une poudre à la décoction habituelle que prenait la jeune fille pour dormir et celle-ci ressentit rapidement d’atroces brûlures sur tout son côté gauche, car c’était un poison destiné à la défigurer. Alerté par les cris de douleur, le seigneur se précipita dans la chambre et fut aussitôt saisi d’effroi en voyant les résultats du poison. Ce visage si délicat n’avait à présent plus rien d’humain. Sous le choc et influencé par son épouse qui plaidait la démence, il ordonna qu’elle soit chassée du château.

Aveugle et défigurée, elle parvint à descendre au village après une longue errance à travers les bois en espérant trouver la charité, mais tous furent trop effrayés par son apparence pour lui offrir ne serait-ce qu’un toit la durée d’une nuit. Condamnée, elle retourna donc se réfugier dans la montagne où elle finit par mourir. Les gens d’ici racontent que depuis, elle hante la montagne certaines nuits à la recherche de son enfant disparu et de son amour perdu, descendant parfois au village pour quémander le gîte et attirant le malheur sur ceux qui le lui refusent.”

— C’est tout à fait ce qu’il s’est passé, mon enfant, confirma de nouveau la vieille femme, toujours cachée sous sa capuche blanche. Vous l’avez merveilleusement bien raconté.

— Je n’ai fait que répéter ce que m’avait narré ma mère.

— Quelle effroyable fable!

— Le cri de la montagne serait donc celui de cette femme ? songea l’une des suivantes, toujours captivée par le récit.

— Voyons, il ne s’agit là que d’un conte pour aider à la charité ! assura l’un des gardes.

— Tout à fait, ce n’était qu’un effet du vent contre la roche !

— Ce sont des histoires !

— C’est ce que vous croyez ? interrogea la vieille femme avec un sourire que l’on pouvait deviner sous sa capuche blanche.

— Ma mère affirme avoir rencontré cet esprit dans sa jeunesse, assura la jeune fille, aussi calme qu’en début de soirée. A ce propos madame, puis-je vous demander la signification du ruban accroché à votre bâton ?

— Vous tenez vraiment à le savoir ?

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J'espère que vous avez aimé !

(L'inspiration venait d'Ayakashi : Japanese Classic Horror et Mononoke, au cas où, foncez voir, c'est excellent)

Concours et légendes inachevésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant