Nul besoin de parler

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2021. Concours.
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Pourquoi les gens éprouvent-ils toujours le besoin de donner leur avis sur tout, surtout lorsqu'il n'est pas sollicité ? Toujours tout commenter et persuader les autres que seul son opinion vaille. Toujours combler un vide avec du bruit alors que le monde est déjà si agité. C'était une réflexion que Killian se faisait souvent, assis sur ce rocher qui dépassait du sable blanc, contemplant l'immensité turquoise qui s'étendait face à lui et l'éclaboussait parfois en se brisant contre les rochers dans une écume blanche tandis que le vent dont il était le seul obstacle le percutait de plein fouet. Pourtant, c'était bien ainsi qu'il se sentait le plus au calme, loin de ce monde toujours pressé, loin de ces gens bruyants, en prise permanente avec le temps.

Les éléments parlaient, mais différemment. Ils exigeaient d'être attentivement écoutés pour être compris, quelque chose dont bien peu de gens semblaient se soucier à l'heure actuelle. Dans une discussion, le but n'était pas de comprendre l'autre, mais de fournir une réponse, peu importe laquelle du moment que l'échange se poursuivait afin d'éviter les silences gênants. Mais dans ce cas, quel était l'intérêt de parler ? Si l'on avait rien d'intéressant à dire, mieux valait se taire et si l'on ne pouvait rester avec l'autre lorsque rien n'était dit, si sa seule présence ne suffisait pas, pourquoi maintenir cette relation fausse ?

C'était quelque chose que Killian avait toujours observé partout mais n'arrivait pas encore à comprendre. Pourquoi les gens prenaient-ils du plaisir à perdre de l'énergie en interactions inutiles si ce n'était pour fuir un problème quelconque ? Dans ce cas, ne valait-il pas mieux consacrer cette énergie directement à la résolution du problème et gagner en tranquillité ?

C'était en grande partie à cause de cela qu'il préférait les messages écrits plutôt que la communication verbale. Comme ça, la personne était obligée de le lire avant de lui répondre. De plus, cela lui laissait plus de temps pour bien formuler ce qu'il avait à dire et minimiser les risques de malentendu. L'autre grand avantage de ce mode de communication était que l'on pouvait y répondre quand on le désirait, si on jugeait cela suffisamment important pour y consacrer toute son attention. Ainsi, il était sûr que sa parole était prise en compte d'une manière ou d'une autre. Il pouvait même mener ces conversations au milieu d'autres conversations : lorsqu'il voyait que son avis n'avait plus aucune importance à un repas de famille qui s'éternisait, il n'avait qu'à sortir son téléphone discrètement et il pouvait parler des heures durant si d'autres personnes étaient en ligne. Une bénédiction, selon l'adolescent.

Un cliquetis quelque part à sa gauche le tira de ses pensées. Un crabe s'était emmêlé dans les algues recrachées par la mer et claquait furieusement ses pinces pour tenter de s'en défaire, sans succès. Killian s'approcha avec précaution et le ramassa pour défaire les herbes marines une par une en prenant toujours garde à ne pas se faire pincer par le crustacé en panique. Puis il le reposa et la bestiole fila à toute vitesse vers d’autres rochers, plus larges et hauts. C’est le moment que choisit un groupe de jeunes gens pour débarquer avec l’allure d’un propriétaire rentrant chez lui, parlant fort pour couvrir le vent, rompant ainsi son calme. Dommage, il serait bien resté un peu plus longtemps. N'avaient-ils rien de mieux à faire que de se couper la parole pour savoir lequel avait les parents les plus riches ou lequel était le plus idiot ? Killian ramassa son sac à dos et quitta les lieux sans perdre un instant, fuyant presque le groupe. Du coin de l'œil, il les vit jeter à la mer une chose brune qui de loin ressemblait à un galet, c’était le crabe qu’il venait de sauver. Ils regardèrent l’animal se débattre dans les flots, riant de leur propre stupidité. Décidément, il avait bien fait de partir.

«Non mais tu oublies que sans l’immigration-
– Et aller, ça va encore être la faute des étrangers ! C’est vrai que les noirs et les arabes-
– Tout de suite les grands mots ! Je dis simplement que-
– C’est vrai que c’est quand même raciste…
– Pas du tout, au contraire, je dis que juste que parfois, le système-
– Ah bah justement, toi aussi t’es bien content d’en profiter, du système, quand-
– Mais n’importe quoi, je n’ai jamais dit ça ! Cest juste que-
– C’est exactement ce que tu viens de dire ! Mais tu oublies quand même que c’est grâce à…»

Qui déjà avait eu l’idée d’organiser ces vacances ensemble ? Et pourquoi avait-il dû venir ? Chaque repas se terminait presque toujours de la même manière, quelqu’un déviait sur la politique et ça se terminait en pugilat où personne ne pouvait plus placer une seule idée. Ils préféraient tous se couper mutuellement la parole pour manifester leur désaccord sans même savoir ce qu’allait vraiment dire la personne. Et ils recommencaient systématiquement le lendemain soir, à croire que ça leur plaisait au fond. “Aberrant, désespérant”, se répéta Killian en secouant la tête, sortant son portable pour s’occuper en attendant la fin du massacre. C’est ainsi qu’il en venait parfois à penser que certaines personnes ne devraient même pas avoir le droit à la parole après trois verres de vin. Ils éviteraient bien des embrouilles, et lui bien des soucis. Il se posait parfois la question, si tout le monde ne parlait que pour dire des choses utiles, combien de conversations seraient évitées ? Qu’est-ce qui pouvait être jugé comme des paroles “utiles” ou “inutiles”, qui en décidait ? Non, au fond, c’était sûrement mieux que le monde continue ainsi, bruyant et constamment en mouvement, et tant pis pour son mal de crâne. Mais quand même, tant de paroles irréfléchies, tant d’énervement pour ne rien dire au final, est-ce que ça en valait vraiment la peine ? Y avait-il seulement une réponse ? Il faisait sûrement mieux de ne pas y réfléchir, il n’était certainement personne pour donner un avis après tout.
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Si vous vous êtes reconnus dans Killian à un moment de votre vie, ce texte aura atteint son objectif !

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