Chapitre 9 : Porteur de flamme

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 L'Entre-Deux-Terre traîne un parfum de gueule de bois au lendemain de l'apocalypse. Les ponts menant au pub ont été levés pendant l'assaut de la veille, permettant à ceux qui en avaient eu le temps de se protéger de la Garde sur la petite île au milieu du fleuve.
Les réfugiés sont depuis rentrés chez eux, profitant de l'accalmie d'un aurore blafarde après une nuit sans lune et sans repos, pour être remplacés dès le matin par une foule morose de Révolutionnaires puant l'adrénaline froide et les fluides humains caillés, et de voleurs de la Guilde pleurant la perte de leur Fondation.

Pas de musique sous la charpente intriquée de la vieille bâtisse. Pas de rires, de fracas de verre, d'éclats de voix joyeux, ni de danses. Rien que des visages grisâtres enfoncés dans le deuil d'une ville qui les a porté en son sein depuis toujours et qui maintenant crache des flots de sang à travers chaque interstice de ses pierres.

"Il faut qu'ils... paient, venger les morts..." Finnegan, recouvert de traces de suie mais miraculeusement indemne a vu mourir trop de ses ThreeSix ces dernières vingt-quatre heures. Il a emporté la vie d'autant de Casaques Pourpres, si ce n'est plus, mais la perte de ses troupes pèse lourdement sur son moral. Sur leur moral à tous.
"Non," intervient Nightingale, avec l'assentiment d'Helen. "Venger ne servirait qu'à entretenir le cycle d'une violence qui nous a conduit précisément dans cette situation. Il nous faut être plus intelligents que ça."
Finnegan roule des yeux, mais ne réplique pas. Le charbon sous ses paupières ne cache pas ses cernes ni ses joues creusées. Il est en piteux état. Ils le sont tous.
"Si nous sommes honnêtes," Wander, qui fait aussi étrangère en ce lieu que les voleurs semblent déplacés à la Cour Enfouie, les a accompagné pour cette réunion d'importance, il leur serait trop risqué de se déplacer à l'hospice pour le moment. "Les actes de la Révolutions ont rencontré une résistance et une expéditivité punitive sans précédent dans l'histoire de cette ville. Nos actes ne sont guère qu'un prétexte. Il y a fort à parier que l'étau se serait resserré malgré tout et que nous ne faisons que présenter un contre pouvoir qui sert autant d'excuse à ces violences qu'elles en protègent les victimes. Il suffit de regarder la situation des Guildes... La Haute a besoin d'argent, de pouvoir. Pour des raisons qui lui sont propres. Sans le passe-droit de la Révolution, ses exactions auraient été les mêmes."

 Le groupe présent autour de la grande table au centre de la pièce se regarde, laissant ces paroles laver un peu de la culpabilité que Nightingale voit danser derrière toutes les paupières, y comprit les siennes.
Emyl, à côté de lui, garde ses deux mains serrées sur son sabre, ses yeux fixés sur les plans de la ville étalés devant eux, qui leur ont servi à dénombrer les attaques de la Garde, le nombre de soldats présents, le matériel utilisé par leurs agresseurs, et les points stratégiques notables. Comme l'échafaud. Heureusement vite incendié par les bombes à alcool de Finnegan. Qui n'a cependant pas réussi à empêcher les premières exécutions...
Un avertissement, tout cela n'était qu'un avertissement. Une menace lourde qui pèse au-dessus de leurs têtes.

Finalement, le groupe acquiesce aux paroles de la Reine.
Helen, qui a réussi à vaillamment défendre l'observatoire avec nombre de ses Crimsons sous couverture, mais au prix d'abandonner pour un temps son hospice pour lequel elle craint à présent. Les mouvements de chariots suspects se faisant de plus en plus nombreux près d'Expériment Alley.
Kristal, venue au nom de sa Guilde tandis que Moorlagh et d'autres eunuques s'occupent des blessés des maisons rouges et d'accommoder les Casaques venus maintenant stationner dans leurs bordels pour forcer les courtisans à obéir aux nouvelles directives de l'Assemblée. Comet est rentré dans sa maison, au grand soulagement de Night, qui se promet d'aller la voir très bientôt. Rentrée saine et sauve... Mais n'étant pas exempte de devoir, elle aussi, travailler de manière forcée pour des clients qu'elle ne choisit plus... Et c'est une très mauvaise chose, très très mauvaise chose, de retirer leur libre arbitre aux courtisans.

On trouve également autour de la tablée Eddie, le secrétaire des couturiers, venu à la place de sa chef de Guilde qui essaie de nettoyer le chaos laissé par le passage des Casaques dans son atelier.
Drachan, Maître Métallurgiste, qui se félicite d'avoir déplacé tous ses postes de travail à l'hospice d'Helen, dans le dos de la Haute. Quand les Gardes sont venus, armes au poing, dans ses anciennes fonderies, ils n'y ont trouvé que des machines désossées, et quelques débris de métaux.
D'autres Maîtres de Guildes sont présents. Certains qui n'ont pas évité le saccage, comme les charpentiers, les chiffonniers, et les apothicaires. Véritas, d'ailleurs, n'a pas pu les accompagner ici, trop occupé à recoudre les blessés à l'observatoire. Alors que certaines Guildes, à l'instar des bouchers, des Ménestrels, et des pêcheurs, n'ont pas été inquiétés. Confirmant les soupçons que les Guildes les plus rentables ou ayant reçu le plus d'investissements pour le tricentenaire de l'Indépendance n'ont pas subi le même traitement que les autres. Pour l'instant, du moins.
Luke est là, lui aussi, évidemment, avec quelques-uns de ses loups, ainsi que Muse et Krit. L'apprenti ayant décidé de suivre au moins un de ses adultes de référence partout où qu'ils aillent. Ce qui n'est peut-être pas sa meilleure chance de survie, mais personne n'a le cœur à le renvoyer s'ennuyer à l'entrepôt où les répétitions, mises en suspens pour cause de guerre civile, reprennent tout juste.

Copper s'est également jointe à la tablée des Révolutionnaires, délégant la gestion de la Guilde à Merv et Ghost. Derrière une table, au fond de la pièce, le secrétaire de la Guilde et le Premier des Dix Maîtres s'occupent de faire défiler un à un devant eux les voleurs étant parvenus jusqu'au pub aujourd'hui. Notant qui possède une cache, qui peut accueillir un ou plusieurs réfugiés apprentis, qui manque à l'appel, qui possède quel document de la bibliothèque de Copper, qui devra être logé à la Cour Enfouie, etc, etc...
Un long travail de fourmi auquel les deux voleurs s'attaquent sans renâcler.
Nightingale laisse passer un sourire en regardant Ghost, portant des habits empruntés au Ménestrel à défaut d'avoir pu revenir chez lui, remettre sans fin sa mèche blanche derrière ses oreilles. Sa chemise trop large laissant voir ses clavicules, assis comme un élégant dans un des pantalons rapiécés de Night. Qui, après avoir passé des jours à porter les satins élégants de son voleur, comprend finalement l'attrait de voir l'objet de ses pensées revêtir vos propres atours.
Ils n'ont pas eu le temps de parler aujourd'hui, hélas, chacun vaquant trop tôt à ses obligations. Mais Night est tout de même content de l'avoir près de lui...

"Les Casaques Pourpres ont commencé à désengorger la ville," remarque Helen. "C'est une bonne nouvelle. On peut penser que c'était un coup de semonce bien trop fort, un avertissement démesuré. Et qu'ils vont se calmer jusqu'à L'Indépendance."
"Les derniers dignitaires arrivent cette semaine," note Kristal, qui a élégamment camouflé les ecchymoses de son visage à l'aide d'un maquillage bien appliqué. "Ils ne pourront plus se permettre de déchaîner autant de violence dans les rues, au risque de perdre la face. Ils attendent des délégations venant d'Atelagne. Et si Ermir est l'allié historique de Sulver depuis la prise de l'Ancien Royaume, Atelagne... Ne tolèrera aucune faiblesse."
"Quand on dit... Que les catins et les banquiers font les plus fins, les plus... subtils des politiciens..." remarque Finnegan, jouant sans cesse avec un de ses mousquets au risque de rendre tout le monde nerveux, "Il y a une raison pour laquelle... Une raison qui fait que j'ai interdit aux ThreeSix d'aller voir les... courtisans, les gens de charme. Vous êtes trop fins. Sous savez... vous en savez trop."
"Quitte à passer dans les lits de tout ce qui porte un titre dans cette ville, très cher," répond Kristal sous ses longs cils, tenant haut son porte cigarette, "autant savoir qui essaie de trucider qui, et comment s'attirer les faveurs des bonnes personnes. Nous ne faisons que baiser les corps, eux baisent des vies. Chacun son métier."
Nightingale et le ThreeSix ne sont pas les seuls à rire, un peu jaune, à cette remarque qui détend un peu l'athmosphère plus que morose de ce début de journée.

"Helen, tu es certaine de ne pas être soupçonnée de participer à la Révolution?" demande Copper?
Comme chacun d'eux, la chef des voleurs a placé sur son col un brin de gui. Nightingale note avec fierté que même Wander a suivi le mouvement.
"Je vends des armes à tout ce qui bouge dans Hillmoore depuis des années," explique la Crimsons, ses deux pieds sur la table. "Honnêtement, mes activités ne sont pas vraiment plus suspectes que d'habitude. Non, ce qui m'inquiète c'est l'afflux de Gardes chez les scientifiques... Moi, à la bordure, pour l'instant ils m'oublient."
"Et c'est pas plus mal," gronde Drachan. "Tes canons ne seront prêts que si on nous laisse travailler en paix. Forger plusieurs tonnes de cuivres en à peine une semaine, t'es gonflée, Samson."
"Tu as toute ma confiance, très chère." La Crimsons s'allume négligemment un cigare. "Ce qui ne nous explique pas ce que nous allons faire en attendant l'Indépendance. Une semaine... Il va falloir l'occuper."
"Ou garder la tête basse." Wander semble réfléchir. "Leur faire croire qu'ils ont eu gain de cause."

"Sauf votre respect, votre altesse," Joy est arrivé chargé d'un plateau, et de nouvelles boissons pour réchauffer les os et les âmes, "se cacher dans un coin? C'est la dernière chose dont cette ville a besoin."
La tablée le regarde. Nightingale est intéressé par ce qu'il a à dire. Le patron du pub a toujours été au plus proche du peuple, il est l'esprit vivant de cette ville, ses remarques sont souvent plus pertinentes qu'il n'y paraît.
"Vous êtes allés dans les rues ce matin?" demande-t-il, posant une main sur sa hanche osseuse. "Parce que moi oui. Les pauvres types qui traînent là dehors sont traumatisés. Personne ne comprend quoi que ce soit à ce qui se bon sang de passe. En plus on peut voir la tête du loustic, là-bas," il montre Ghost du doigt, "partout sur de belles nouvelles affiches. Deux images sur chaque planchette, une avec sa petite écharpe de voyous et puis juste à côté son visage avec sa mèche. Et la récompense est à dégueuler. Les gens, ils ont beau aimer les voleurs, il y en a beaucoup qui ont tout perdu, vous croyez pas qu'ils vont pas tenter de le vendre, le gamin, si vous laissez les choses dégénérer? Ils vont pas se gêner. La Révolution, la Révolution, c'est bien beau. Les p'tites gens, ça y est, ils savent bien qu'il y a une Révolution. Tous les crieurs publics du canton qui gueulent qu'on est des fauteurs de troubles, que les voleurs ont été démantelés et qu'ils étaient des tortionnaires d'enfants, c'est pas reluisant. Laissez les choses pourrir et d'ici trois jours, la ville entière nous tournera le dos. Mais bon... Vous faites bien ce que vous voulez, moi j'ai que mon vote à donner."

La Ballade du Pont des Anges - Tome 2 : GhostOù les histoires vivent. Découvrez maintenant