Chapitre 3 : L'Indépendance

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 L'aurore s'est levée sur une ville transformée. Pendant la nuit, fanions, drapeaux et emblèmes du pays, étendards de chaque PrésiDuchés, ont été suspendus dans toutes les rues. Ne laissant personne oublier l'importance de ce jour si symbolique. Le triomphe des Corporats sur l'Ancien Royaume. Une victoire éclatante.
L'Indépendance d'une tyrannie, comme le rappellent les tracts distribués partout de l'Oeil jusqu'aux quartiers les plus pauvres de Basse-Terre.
La Liberté. La fameuse Liberté, pour laquelle tant de vies ont été données. Pour laquelle tant de vies ont été perdues.
Que l'on vend à coup de cocardes sur des stands de bois le long des rues, que l'on placarde sur les murs en grands slogans propagandistes...
La Liberté, pour laquelle on célèbre les soldats et on honore les vainqueurs.
La Liberté, déesse sans visage au bûcher de laquelle les gagnants immolent l'histoire de ceux qu'ils veulent oublier. Que l'on repeint du sceau du triomphe en camouflant les éclaboussures de sang sous le vernis d'une nouvelle vérité.

Dès midi, banderoles célébrant le Tricentenaire et torches à gaz illuminant les avenues même en plein jour voient passer sous elle un glorieux défilé.
De lourds canons, aux fûts brillants et aux roues parfaitement cerclées d'acier poli, sont descendus lentement le long du Pont des Anges, sous le tintamarre des clairons militaires. Les cloches des carrioles de la Garde tintant une victoire qui ne s'accorde guère à l'ancienneté de leur métal, ajoutant une sombre dissonance dans ces chants guerriers.
Différentes variations de l'hymne du pays. Poussés par des cuivres pompeux, faisant retentir cet air martial loin jusqu'en Basse-Terre.

Une procession les accompagne. Soldats de la Garde des quartiers Bas, vêtus de leurs casaques pourpres rutilantes, et ceux des quartiers hauts, dans leurs livrées jaunes.
Les Brigadiers aux insignes bien en vue se pavanent en tête de chaque peloton, sabre au clair, guidant leurs troupes sur le pont comme on irait en campagne. Tambours battant le rythme de leurs pas.
Après eux, viennent les simples chevaliers, les articulations d'acier de leurs spallières brillant sous les rayons couverts du soleil de Givris.
Les Mestres et GardeMestres, ensuite, vêtus de leurs casaques lourdes et ayant l'honneur de porter les longs fusils d'aciers de leur fonction suivent devant chaque carriole, présentant aux public l'image rutilante d'un commandement infaillible.
La dizaine de Chevaliers Capitaines en service dans la Cité entoure la procession. Donnant des ordres pour diriger ce ballet impitoyable dont la rigueur ne souffre aucune approximation. Leurs chevaux marchant au pas comme des bêtes de cirque, leurs fers claquant sur le sol dallé.
Et en tête, perchée sur un immense destrier, Alcestia. Sa plume au chapeau, sa cape flottant sur les plaques de son armure. Fière, le menton haut, souveraine comme une déesse de la guerre juste régalée du charnier de ses ennemis défaits. Dissimulant les tâches de ses mains souillées sous des gants de cuir précieux.

La Maréchale mène cette lente procession le long du pont depuis les grandes portes ouvertes de l'Oeil. Guidant cette sordide parade jusqu'à l'entrée de Demi-Terre, juste au début de l'Avenue des Anges.
Là où se tenait encore la veille le gibet ayant exécuté nombre de rebelles, de traîtres à la patrie.
Enora, assise en compagnie des Langleys et de leurs suivants à la place d'honneur dans les tribunes montées le long de l'avenue, voit cette parade arriver avec un dégoût qu'elle camoufle à grand peine.
Alcestia lance un ordre, et ordonne aux canons de se placer en position pour tirer une première salve d'honneur.
La PrésiDuchesse n'est pas la seule à sursauter lorsque la première déflagration fend l'air.
Tous les PrésiDucs, CorpoBarons, pisses-ducats de toutes sortes, applaudissent, et se rengorgent, fier comme des paons d'apparats.
Une autre salve. Une autre ovation. Puis une autre encore.
Enora tape dans ses mains sans conviction. Un tir de canon par siècle de domination de l'Assemblée sur Sulver. Un tir de canon par siècle de "d'indépendance" accordé au pays.

 À côté d'elle, son Oncle exulte.
Contrairement aux gens du commun n'ayant droit qu'aux trottoirs pour regarder passer un défilé qui, après son petit coup d'éclat pour impressionner la galerie, remonte maintenant l'Avenue des Anges pour commencer son long tour de Demi-Terre, tout le caviar de l'Oeil a pu s'installer dans des tribunes qui les séparent de la simple plèbe.
Enora regarde cette "liesse" populaire avec sur la langue un goût de bile acide. Le peuple est venu contempler la parade... Mais ceux devant qui passe Alcestia n'ont pas l'air d'avoir le soleil au cœur, bien au contraire... Sous les applaudissements, les regards de haine. Sous les vivats, une sombre atmosphère de peur et de rage mêlées. Une revanche qui pèse dans l'air...
Un orage, lourd, qui embrume l'atmosphère, près d'éclater.
La ville attend son heure, la rage au ventre.

"Ne faites pas cette triste mine, ma femme..." Lord Hexel, doucereux, passe une main à sa taille, l'attirant près de lui. Elle réprime un haut le cœur.
"Je suis encore fatiguée," répond-t-elle, tentant de s'éloigner, sans succès. "Je me suis trouvée alitée jusqu'à ce matin."
C'est hélas vrai... Après ses découvertes sur Tally, Enora s'est sentie défaillir, et ne s'est réveillée que le lendemain, tard dans la journée. Veillée par Winifred, qui, tel un tigre en dentelles, ne l'a pas quitté un seul instant.
La PrésiDuchesse n'a pas pu approcher Emyl autrement que brièvement, au détour d'un couloir, le matin même. Elle n'a pu que lui faire parvenir un message sur lequel elle avait écrit, en Dellmer afin d'éviter toutes fuites, ce qu'elle avait découvert au sujet de la Lady. Et en suggérant à son ami de profiter de la zizanie du spectacle du soir pour aller prévenir la Révolution, lui faire part de ce qu'elle a vu et entendu chez le couturier...
Pour l'heure, le sabreur l'accompagne dans les gradins, restant tout de même à bonnes distances. Les négociations pour obtenir sa présence ont été âpres et difficiles. Elle a dû faire son meilleur numéro de petite malade pitoyable auprès de son oncle afin que le PrésiDuc cède à son "caprice." Elle se sent infiniment plus en sécurité avec Emyl dans les environs... Surtout avec Tally si proche...

"Il n'était pas question que vous manquiez de respect à votre fiancé en vous faisant porter pâle un jour d'une telle importance," déclare d'ailleurs la Lady, assise à quelques places de là, à côté de son mari, applaudissant les démonstrations de la parade en de grands gestes affectés. "Ma fille, nous ne sommes pas des gens du commun, nous nous devons tout entier à notre public."
Le "public" étant la foule des CorpoBarons et des dignitaires étrangers à qui présenter des apparences exemplaires. Jamais le moindre signe de faiblesse, aucune anicroche, sous peine de ne pas réussir à maintenir une stabilité politique viable... Voilà la dure réalité des régnants. Dévorer ou être dévoré...
"C'est vrai Enora," ajoute l'Oncle Langley, baisant la main de sa femme avec ravissement. "Ta santé semble fragile dernièrement mais il faut que tu prennes sur toi. Le Tricentenaire est un évènement qui mérite que nous affichions un front uni face à tous nos partisans et invités. Atelagne a envoyé des émissaires pour la première fois depuis des années, nous ne pouvons manquer cette occasion de briller."
"Oui, mon Oncle..." répond-t-elle sagement. Sursautant quand une salve de coups de fusils retentit. Les Gardes payant leurs respects aux puissants de la ville en tirant à blanc devant les tribunes. Sombre manière de saluer...
Cela lui rappelle les tests militaires d'Helen... Qui lui font curieusement bien moins peur. Peut-être parce qu'auprès de ses amis, elle se trouve du bon côté du canon.
Helen... Enora espère qu'Emyl arrivera à la prévenir. Ils doivent découvrir qui est exactement Tally. Ce qu'elle a fait durant les années où Julia Drews a disparu des archives...
Ils ont fait fausse piste en accusant les Langley. Sa famille n'était probablement qu'une couverture bien pratique... D'autres secrets se cachent derrière cette histoire, elle en est certaine. Et si elle a bien retenu quelque chose de ses années de formation à la politique, c'est qu'aucun pouvoir n'est aussi grand que celui que l'on mesure aux informations amassées sur ses ennemis.

La Ballade du Pont des Anges - Tome 2 : GhostOù les histoires vivent. Découvrez maintenant