Chapitre 13 : Deux bracelets d'argent dans une boîte oubliés

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 Le soleil se lève sur le Pont des Anges. En une vague aurore rosée couverte de givre. La pellicule glacée des premiers froids saupoudrant la pierre, donnant un vernis brillant aux anges de calcaire. Trouvant encore une fois Nightingale, assis sur ce même banc, dont il caresse le nœud élimé encastré dans le bois brun.
De toutes les choses qu'il avait espéré retrouver au sortir de Basse Fosse, ce banc est pour lui une lieu de recueillement presque aussi important que sa cathédrale.
Pas de guitare, cette fois. L'instrument est posé près de lui, attendant sagement. Pas de chants non plus, il n'en a pas le cœur. Mais une fameuse gueule de bois qui lui fait plisser les yeux face à la lumière trop pâle de ce début de journée. Il ne peut s'en prendre qu'à lui-même, mais il n'a pas vraiment de regrets. Voilà ce que l'on gagne à suivre Helen quand elle décide de lever le coude.

 Le Ménestrel, après avoir enfin fini d'écrire la partie manquante du spectacle, une idée totalement folle de Luke qui le soulage autant qu'elle l'inquiète, et qu'il ne sait s'ils vont pouvoir réaliser, étant donné ce qu'elle implique... A décidé de se joindre à sa dangereuse amie contrebandière dans son hospice. Helen voulait de la compagnie, il désirait s'éloigner de la Guilde quelques heures. N'avait aucune envie de répondre aux questions des curieux. Et Helen, toute fouine qu'elle puisse devenir parfois, est capable de respecter son besoin de silence. Et de resservir son verre beaucoup trop souvent...
Lui évitant de penser à Ghost, qu'il ne pourra plus éviter très longtemps, et à ce qui l'attend aujourd'hui. À la boîte contenant deux bracelets d'argent, qu'il a sorti de leur cachette et qui pèse lourd au fond de sa poche.

Deux jours ont passé depuis la dernière réunion à l'hospice. Les choses ont changé, imperceptiblement. Le nom d'Embers est sur toutes les lèvres. Les branches de gui fleurissent à toutes les fenêtres. Les Casaques ont beau les arracher, les racines de la révolution s'infiltrent entre chaque interstice de mur, se faufilent par chaque aspérité de la pierre, chaque jointure de pavés...
Tout ceci marche mieux qu'ils ne l'auraient espéré. Joy avait raison. Les gens n'attendaient que cela, qu'une excuse à laquelle se raccrocher pour donner un exutoire à leur rébellion face à l'ingérence de la Haute...
La Haute, d'ailleurs, réfléchit Nightingale, refermant son manteau sur lui pour lutter contre le froid mordant du matin, dans laquelle Enora continue de se débattre contre cette révoltante promesse de mariage...
Les voleurs installés chez elle comme domestiques lui offrant une certaine sécurité qu'Emyl, de plus en plus écarté de l'entourage de la PrésiDuchesse, ne peut plus garantir... Night secoue la tête, fixant le sol. Son amie a le rôle le plus difficile dans cette histoire...

Une paire de souliers vernis apparaît dans son champ de vision. Et bien... Pile à l'heure, comme toujours...
Le Ménestrel lève les yeux. Une longue paire de jambes enchâssées dans des guêtres de daim hors de prix. Deux mains enfoncées dans les poches d'un long gilet de velours sur un bustier de satin brodé enserrant une chemise de belle facture. Une écharpe d'alpaga flottant négligemment au vent. Une allure altière, impeccable. Presque hautaine.
La même peau dorée dont les joues rosissent légèrement dans la fraîcheur du matin. Les mêmes yeux noirs en amande. Les mêmes traits finement découpés que l'on pourrait croire dessinés par l'encre habile d'un portraitiste prodige amateur d'ouvrages les plus délicats. Seuls les cheveux, coupés courts sur les côtés, laissés mi longs sur le dessus et plaqués en arrière, ont changé, se raccourcissant pour donner un air encore plus élégant à cette silhouette minutieusement travaillée.
Aucune trace de rire ne se lit plus sur ce visage sur lequel débordent les branches fines de nombreux tatouages. Le Ménestrel sent sa bouche s'assécher alors que de trop nombreux souvenirs l'assaillent.
Lou. Debout devant lui. Daignant poser ses yeux sur lui depuis le piédestal de sa dignité offensée. Attendant qu'il parle.
Oh non, Nightingale n'a pas envie de se retrouver dans cette situation. S'il en juge par l'air de jugement quasi-hostile qu'il peut lire sur ces traits qu'il ne connaît que trop, il n'est pas le seul .
Mais... Il n'est pas ici pour son propre confort. Et s'il faut en passer par là...

"Tu es venu." Faible entrée en matière. Mais il n'est pas à son meilleur, et ne pensait pas réellement que Comet réussirait à attirer son ancien Maître ici.
"Tu es surpris?" Lou lève un sourcil. La même voix, un peu sifflante, un peu enrouée. Qui traîne derrière elle des années de reproches. Bon sang, il n'a pas changé... Beau comme un vitrail, et tout aussi inaccessible au commun des mortels.
"Un peu," avoue le Ménestrel. Il se sent soudainement mal dans sa peau, sous ce regard qui le scrute d'une manière clinique. Les revoilà ici. Lui, musicien crotté face au courtisan étincelant...
"Vraiment?" demande encore ce dernier, sans expression.
"Vraiment," concède Night.

Lou a une petite mimique presque offensée. Le Ménestrel la connaît bien, la sait factice, mais malgré tout, cela tape juste, et il retient un soupir. La discussion sera longue s'ils partent sur de telles bases. Il faut qu'il sache rester à l'essentiel. Il ne peut pas s'embourber dans les marécages hasardeux de leur histoire commune.
"Je suis déçu," lâche finalement l'ancien courtisan, toujours droit comme la justice, ne laissant rien paraître de trop naturel.
"Oh, je n'en doute pas..." Nightingale hoche la tête. Si son ancien fiancé décide d'être désagréable, il ne peut pas spécialement lui en vouloir.
"Tu sais que je ne suis là que pour Comet," déclare posément Lou, sortant un fin cigare d'une boîte ornée et l'allumant à l'aide d'un élégant briquet doré. "Si elle ne m'avait pas fait un tel chantage affectif, je ne serais pas venu."
"Elle a..." Night se permet un sourire en coin. "Des moyens d'arriver à ses fins... Elle a été à bonne école."
"Mmh..."

La Ballade du Pont des Anges - Tome 2 : GhostOù les histoires vivent. Découvrez maintenant