Chapitre 13 : Ce qu'il reste de nous

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 La maisonnée de Wander ressemble parfaitement à l'image que l'on pourrait se figurer d'une de ces chaumières des contes que l'on trouvait dans un des rares livres de l'orphelinat.
Cette chaleur des petites choses, cet attrait affectueux du moindre détail, depuis les herbes aromatiques pendues au plafond, en passant par les coutures fines des penderies et des couvertures étalés sur les banquettes, jusque dans les étranges bibelots disposés le long des étagères encastrées dans le mur... Cette odeur de nourriture diffuse, de parfums mélangés... Ces tasses d'eau chaude que l'on trouve fumantes dans chaque pièce et que la Reine semble semer sur son passage, à disposition de chacun...

Cette ambiance presque féérique de nostalgie bien vivante, de chaleur qui vous étreint jusqu'aux tréfonds des chairs, Ghost en avait entendu parler, en avait croisé des descriptions dans de nombreux ouvrages, mais avait toujours pensé à une divagation d'auteurs, une vague licence poétique, rien de plus. Quelque chose d'aussi merveilleux ne pouvait exister... Pas ici. Pas à Hillmoore.
Pourtant, avachi sur une des banquettes du salon, Krit répétant sur sa guitare non loin sous la surveillance patiente de Muse qui pour une fois n'a aucun loup avec elle, tous partis avec leur Maitre, Wander traitant quelques papiers à son bureau... Le voleur a l'impression de se retrouver dans un de ces livres... Enfoncé dans ce profond cocon de sécurité quasiment familial, il se sent presque anesthésié par un confort qu'il n'aurait jamais pensé connaître et auquel il se sentirait presque étranger...
Laissant son regard dériver sur son frère, il se perd dans des réflexions sur le futur, et sur sa vie d'avant la Révolution. Est-ce ce même sentiment de sécurité et de familiarité que Krit a pu connaître dans leur petit appartement caché sous les toits, tout le temps que ça a duré? Il l'espère...

S'arrachant à ses rêveries, il s'ébroue, et décide d'aller se dégourdir les jambes. Jamais depuis des années il n'est resté si longtemps inactif. Son enfermement à la Cour est en passe de le rendre fou, surtout s'il le passe prisonnier de pensées parasites qui pèsent lourd sur ses viscères contractées par l'angoisse d'une longue spirale de réflexions sans réponses.

"Où tu vas?" demande son cadet, levant les yeux vers lui.
"N'importe où..." répond le voleur, enfin sur ses deux pieds, faisant craquer son bassin. "Il faut que je bouge... Je vais peut-être aller voir Emyl..."
Dernièrement, le sabreur va bien mieux. Il a commencé à se lever et à faire quelques pas. Maugréant lui aussi à chaque occasion contre son état de malade relégué à l'arrière-plan des opérations. Ghost a passé quelque temps en sa compagnie, partageant un peu de sa solitude avec ce sabreur sarcastique, et apprenant à mieux le connaître...
Oui, pourquoi ne pas aller lui rendre visite, après tout. Cela fera passer le temps avant le retour de ceux qui sont partis à Blade Avenue...
"Tu lui diras que je viendrais le voir tout à l'heure..." lui demande Muse, avec un sourire. Ghost lui répond d'un clin d'œil, avant de s'en aller vers l'entrée de la maison.

Tout en enfilant la veste qu'il a laissé accrochée sur une patère, il entend par la fenêtre entrouverte deux voix se rapprocher. Dont une qu'il connaît bien. Night. Sa poitrine se contracte brièvement alors que ses pulsations s'emballent.
Peut-être pour une fois auront-ils le temps de se retrouver, ne serait-ce que quelques minutes, et pourra-t-il demander au Ménestrel la raison de son rejet à l'observatoire... L'a-t-il tant déçu en allant en ville malgré les ordres de la Révolution, ou bien est-ce autre chose?
Il va se précipiter vers la porte mais les mots qui filtrent par la fenêtre l'arrêtent net.

"Tu sais envers qui vont mes sentiments?"
La voix de Night. Ghost lève un sourcil, intrigué. Un brin d'appréhension s'insinuant dans ses veines...
"Je le sais oui..." Répond l'inimitable ton sifflant de Lou. "Tu n'es pas très subtil dans tes affections, et puis... Je te connais trop. L'amour te va bien."
Le souffle de Ghost se coupe dans sa poitrine. Qu'est-ce que l'ancien courtisan fait ici, à Haetharei? Et cette conversation... Que se passe-t-il entre eux?
"Voyez-vous ça..." Entend-t-il le Ménestrel répondre, un sourire dans la voix.
"C'est aussi pour cela que j'ai peur pour toi," appuie l'ancien courtisan. "Tu perds la tête quand tu es amoureux, Night..."
"Sparks..."

Ghost sent son estomac se tordre. Et il sait.... Il sait que tout cela ne le regarde pas, et qu'il devrait leur laisser de l'intimité, mais...
Ses pas le rapprochent de la fenêtre sans qu'il le veuille vraiment, tiré par une fascination morbide qui ne fait que s'intensifier quand par l'interstice, il voit les deux anciens amants dans les bras l'un de l'autre.
Et... Lui qui jusque-là n'a jamais connu la jalousie sent les griffes acérées de ce sentiment violent lui déchirer les entrailles face à cette étreinte qu'il crève de recevoir depuis... depuis la cathédrale.
Ces deux-là... Sont-ils incapables de demeurer séparés, malgré les belles assurances que leur a servi Nightingale?

Il voit avec une sorte d'horreur fascinée le courtisan lever la tête vers son ancien fiancé.
"Tu crois... Qu'on pourra enfin être heureux?"
La bouche du voleur devient sèche soudain.
"Je le crois sincèrement," répond Night avec une douceur presque révoltante. "Si l'on oublie d'être idiots comme nous avons si bien su l'être par le passé..."

Ghost plaque sa main sur sa bouche pour ne pas hurler. Le sang à ses oreilles le rendant presque sourd aux rires et plaisanteries échangés par les deux protagonistes de ce vaudeville dans lequel, semble-t-il, ill joue le rôle de l'idiot.
Il peine à croire... Non... Auraient-ils décidé de poursuivre leur relation? De reprendre où ils avaient laissé leur histoire, dix ans plus tôt? Nightingale lui en aurait parlé, ne l'aurait pas laissé espérer, pas après toutes ces belles phrases échangées dans le secret de la cathédrale...
Mais quand il voit le Ménestrel sortir d'une de ses poches un petit coffret et dévoiler deux bracelets d'argent qu'il confie à Lou... Aucun doute n'est plus permis.
Il se sent chanceler.

"Tu sais que je t'aime, pas vrai?" l'ancien courtisan arbore un lumineux sourire.
Ghost se détourne, les jambes flageolantes.
Et il a beau reculer... Il ne peut pas ignorer la réponse de Nightingale.
"Je t'aime Sparks..."

Tenter de garder son visage de marbre quand il bat en retraite dans la cuisine de Wander lui est presque impossible.
Adossé au premier mur qui passe, il peine à prendre sa respiration et lutte contre le sel brûlant qui envahit ses paupières.
C'est fini. Bel et bien fini.
Face à ce trop parfait courtisan, ses traits ciselés, son attitude de noblesse innée, sa vivacité d'esprit... Il a perdu. Et bien qu'il s'y soit attendu depuis l'observatoire... La vérité le coupe en deux. Une douleur qu'il n'aurait jamais pensé connaître...

Comme un automate, il revient dans le salon. Hors de question de sortir à présent, et de croiser ces deux là.
"Te voilà déjà de retour?" demande Wander à son bureau, curieuse, l'observant s'asseoir sur le canapé avec des gestes mécaniques.
"Tout va bien?" Muse veut s'approcher de lui, sans doute inquiétée par son manque de réaction. Mais l'on entend la porte d'entrée s'ouvrir et il ne faut pas plus de quelques secondes avant que Nightingale et son fiancé ne pénètrent dans la pièce, côte à côte.
Ils partagent le même air grave, et la même posture tendue, qui met immédiatement la maisonnée en alerte.

"Que se passe-t-il?" demande immédiatement la Skynninge, une main sur le cœur. "Des nouvelles de Blade Avenue? Par Tatira, Lou, mon petit, ta présence ici ne peut signifier hélas que de mauvaises nouvelles..."
"Je suis navré, ma Reine..." s'incline le courtisan. "Je crois en effet ne pas revenir dans les meilleures circonstances."
Ghost ignore le sourire de salut que Night envoie dans sa direction. Feignant de ne pas le voir.
Mais il ne rate pas, du coin de l'œil, l'air surprit du Ménestrel devant son attitude, pas plus qu'il ne manque la main que Lou pose sur l'épaule de son compagnon, l'encourageant à parler.
Visiblement, ces deux-là ont des choses à dire... Il n'est pas certain de vouloir les entendre.

"Mama..." Night inspire lentement. "Oui, nous avons des nouvelles... L'hospice a été pris d'assaut par les Casaques Pourpre il y a moins d'une heure..."
Le voleur ne s'attendait pas à cela. Aucun d'entre eux. Les murmures de stupeurs partagés par les autres se transforment vite en questions angoissées, auquel le Ménestrel répond comme il le peut.
Expliquant que Luke et Finnegan ont rejoint les troupes des Crimsons afin de limiter les dommages, que Copper est partie préparer l'observatoire pour l'arrivée des probables blessés... Il évoque également le départ précipité du Maréchal, afin de leur faire gagner quelques précieuses heures sur un objectif déjà bien compromis.
La situation semble désespérée...

"Ainsi donc..." comprend Wander, joignant ses mains sur sa poitrine. "Nous avons perdu cette place forte. Encore une... Le territoire de la Révolution se réduit comme peau de chagrin..."
"Et Helen..." Muse serre Krit contre elle. "Va-t'elle... s'en sortir?"
"Espérons-le..." Le Ménestrel serre les poings. Il n'a pas l'air d'en avoir fini. "Quelqu'un est-il venu vous trouver avant mon arrivée? Un des ingénieurs qui nous accompagnaient?"
"Non..." Wander fronce les sourcils. "Pourquoi? Que devrais-je savoir?"
"Il est allé trouver Ash..." murmure Lou à son compagnon, qui hoche sombrement la tête.

"Nightingale!" Insiste la Reine, en se redressant, aussi angoissée par cette attitude que tous les autres. "Par tous les dieux, parle!"
Le barde s'approche d'elle, lui prenant les mains, l'encourageant à s'asseoir, s'agenouillant devant elle.
"Il faut..." Il semble hésiter. Attitude si inhabituelle chez lui... Ghost déglutit. "Il faut que tu m'écoutes sans m'interrompre. Je..."
"Ce matin je me suis allé visiter Enora Langley.." commence Lou, posant une main sur l'épaule du Ménestrel.
"Non, c'est à moi de leur dire..." l'interrompt ce dernier, blanc comme de la craie, sans lacher sa tante du regard. "Mama... Enora a trouvé les nôtres. Ceux que l'on cherchait depuis tant de temps..."
"Dis moi ce que tu sais..." La voix de la Reine n'est plus qu'un filet d'air angoissé.

"Experiment Alley..." souffle le Ménestrel. "C'est là-bas que tout se passe..."
Le récit qu'il déroule ensuite est accueilli dans un silence glaçant. Chaque mot résonnant à la matière d'une lame contre la chair. Gravant dans leurs esprits le canevas d'une horreur qui ne fait que grandir à chaque phrase.
Comment Nightingale, accroché à son récit, arrive-t-il à décrire ce qu'il sait sans s'effondrer, Ghost n'en a aucune idée... Le barde a plaqué sur ses traits un masque de détermination froide... Mais quand il cesse de parler, après avoir expliqué que rien avant l'avènement de la Révolution ne pouvait être fait pour venir en aide à ces malheureux, des larmes coulent sur ses joues, emportant en de lourdes traînées noires les reliefs de son maquillage. Les mêmes rivières ravinant les aspérités des visages de Muse, Wander, Lou...
Ghost a pris son frère dans ses bras, et lui a couvert les oreilles, l'empêchant de tout entendre malgré les protestations de l'adolescent. Il ne peut pas l'exposer à ça, c'est trop... Inhumain.
Les Dellmers, les enfants... Il pourrait vomir, mais ne sait même pas quoi ressentir... Face à tant d'absurdité au-delà de la cruauté, l'esprit refuse au corps d'engendrer des émotions, préservant ce qu'il peut avant que tout ne perdre complètement sens.

La Reine fixe le vide, terrassée. Incapable de prononcer le moindre mot.
"S'il te plaît..." Nightingale toujours à genoux, serre ses mains dans les siennes. "Ne pleure pas Mama, je t'en prie. S'il te plaît... Reste forte... Nous allons avoir besoin de toi... Guide nous. Ma Skynninge..."
Les yeux dorés de la Reine semblent revenir du Néant qui les happaient pour se poser sur le visage de son neveu.
"Je n'y arrive plus... Night, chéri, je n'ai plus la force..."
"Mama..." Le visage du Ménestrel se peint d'une détresse profonde à ces mots, incapable semble-t-il de réaliser à quel point la Reine est impactée par ces nouvelles affreuses.

"Ils cherchent Jarlbløtnir, Night..." prévient Lou, debout derrière lui. "Ils ne reculeront devant rien pour l'obtenir. Vous devriez vous mettre à l'abri, Comet, Wander et toi..."
Ghost n'est pas surpris que l'ancien courtisan sache pour le Sang des Rois. Encore un signe qu'ils ont longuement vécu ensemble. Mais cela dit, il n'a pas tort...
"S'ils savaient pour Jarlbløtnir," explique Nightingale sans quitter Wander des yeux, ils ne perdraient pas leur temps dans ces vaines et abominables recherches... Nous ne sommes pas plus en danger qu'aucun des nôtres... Wander..." Insiste-t-il, à l'adresse de la Reine. "Wander, s'il te plaît, dis quelque chose, nous ne pouvons pas continuer sans toi, nous ne..."

La porte d'entrée claque violemment, les faisant tous sursauter.
Il faut moins d'une seconde pour que Ash apparaisse dans le salon. Échevelé, en furie, il semble prêt à en découdre. Et quand il constate que face à sa mère se trouvent Nightingale et Lou, il a une grimace de colère malsaine.
Et avant que quiconque ait le temps de faire un geste, que l'ancien courtisan n'ait eu le temps de réagir, le Prince se précipite vers lui, et le prend brutalement par le col, le soulevant presque de terre.

"Toi!" gronde Ash, "C'est toi qui a ramené ces informations! Tu es sûr de ce que tu avances?! Tu es sûr de ce que tu as entendu?!"
"Ash! Arrêtes ça! Qu'est-ce qui te prends!"
Nightingale a devancé tout le monde, tentant de s'interposer entre les deux hommes, alors que chacun dans la pièce, excepté Wander, s'est levé, prêt à réagir. Muse, instinctivement, écarte Krit du passage.
"Réponds-moi!" Insiste le Prince, serrant toujours Lou dans toute la force de sa rage, ignorant le Ménestrel.
"Dix ans sans te voir, Ash," l'ancien courtisan fait preuve d'un calme improbable compte tenu de sa situation, daignant à peine ciller. "Je ne peux pas dire que tu as changé... Tu avais quoi, la dernière fois... Quinze ans?"
"Lou!" hurle le Prince, impérieux, ses traits déformés par l'urgence.
"Ash! Cela suffit!" Nightingale, sous les yeux de plus en plus attristés d'une Wander sans réaction, arrive enfin à séparer les deux hommes. Muse retient d'une main Ghost, qui, quoi qu'il puisse ressentir, voudrait protéger le Ménestrel.

"Enora nous a donné ces informations sur les pratiques se déroulant à Expériment Alley," déclare finalement l'ancien courtisan, en redressant son costume. "Elle est absolument sûre de ce qu'elle avance. Je suis désolé Ash. Sincèrement désolé..."
"Désolé...." le Prince secoue la tête, la respiration lourde, tout son corps parcouru de frissons d'horreur autant que de rage, "Désolé! Tu es désolé! Est-ce que tu as la moindre idée de ce qui..."
"Ce n'est pas de sa faute..." Night s'interpose entre eux, posant une main sur le torse de son cousin, le tenant mine de rien à distance. "Tu n'as pas à t'en prendre à lui pour étancher ton chagrin. Nous sommes tous sidérés de ce que nous avons appris mais..."
"Mais ta gueule, toi! T'en as assez fait GreyCoatattìr!" Ash le repousse violemment, tout en l'invectivant de nombre de jurons Dellmer.

Ghost n'y tient plus. Que Night ait choisi Lou importe peu. Il aime son Ménestrel et ne le laissera pas se faire malmener. Il s'interpose à son tour, au moment où le Prince lève la main vers son cousin, le tirant brusquement en arrière, l'empêchant d'agir.
Ash n'a besoin que d'un instant pour se retourner vers lui, prêt à lui sauter à la gorge, l'éclat mauvais luisant dans ses yeux verts ne laissant aucun doute sur ses intentions. Son âme appelle à la vengeance. À la revanche.
"Toi..." siffle-t-il.
"Ghost! Non!" préviens Night, retenu lui aussi par Lou.
Le voleur ne le laisse pas continuer.

"Tu oublies qu'il n'y a pas que des Dellmers là-bas," déclare-t-il au Prince, alors que Muse essaie de le convaincre d'arrêter en le retenant par la ceinture, tentant de le raisonner. "Ils ne sont pas les seuls à crever comme des chiens! Les enfants!" Rappelle-t-il. "Les gamins du Matin Pourpre et des autres orphelinats... C'est ce qui leur serait arrivé à tous, si on ne les avait pas..."
"Si on ne les avait pas ramené ici au péril de mon peuple!" Crache Ash, approchant dangereusement son visage du sien, montrant les dents. "On a sauvé ces gosses de la surface! Et les nôtres, maintenant? Qui va les sortir de là! Toi?!"
Ignorant les Ménestrels qui essaient de s'interposer, le voleur refuse de baisser les yeux, tenant tête à la colère de cet héritier déchaîné.

"Pas tous les enfants, bon sang! Réalise ce qui se passe!" S'écrie-t-il d'une voix qui passe par-dessus suppliques et invectives emplissant la maisonnée. "Si j'étais resté dans cet orphelinat c'est ce qui me serait arrivé à moi aussi, à tous les voleurs. Personne n'est en sécurité, il ne s'agit pas que des Dellmers, la Haute a déclaré la guerre à l'intégralité de ce qui vit en dehors de l'Oeil! Tous ces enfants sont des marchandises, de la viande! Condamnés à un destin pire que les mines, pire que la prositution! Aux yeux de Tally et de ses mignons c'est ce que nous sommes tous: du consommable, de l'abattable! Ouvre les yeux!"
Profitant d'un instant de silence du Prince qui ne s'attendait pas à une telle répartie, le voleur déterminé à lui faire entendre raison se tourne pour attraper la main de son petit frère, qui regardait tout cela avec des yeux inquiets.
Il place l'adolescent réticent entre eux.
"Regarde le bien!" intime-t-il à Ash. "Il s'est peut-être fallu de quelques mois que lui aussi ne finisse dans une cage avec la moelle d'un Dellmer injectée dans le sang. Regarde-le et dis moi que tu t'en fous! Dis-moi que ça ne compte pas! Et que ce n'est pas le moment de s'unir contre tous ces tarés plutôt que d'être là à se déchirer comme les bêtes pour lesquelles ils nous prennent..."

Le Prince a un mouvement de recul. Il se tourne vers Nightingale, qui regarde le voleur avec une expression de quasi adoration que Ghost ignore pour ne pas s'effondrer.
"Vous vous méritez bien, va, aussi fous l'un que l'autre..." siffle-t-il à l'adresse du Ménestrel, avant de s'avancer vers la Reine.
Wander le regarde approcher. La tristesse fait peser sur ses traits les années que sa lignée lui avait jusque-là épargnées. En quelques minutes, elle a vieilli de dix ans. Peut-être plus.

"Comment est-ce qu'on va les chercher, maman?" demande-t-il à la Skynninge. "Quand est-ce qu'on agit?"
Wander laisse son regard passer sur son fils de longues secondes avant de baisser les yeux. Incapable de lui avouer la vérité.
"Maman!" insiste Ash, s'agenouillant devant elle à son tour. "Dis moi qu'on va faire quelque chose! Maman! On ne peut pas les laisser là-bas!" Il devient frénétique, attrapant les bras de sa mère qui laisse voir une nouvelle larme amère au coin de ses paupières.
"Personne n'a les moyens de faire quoi que ce soit..." Nightingale, soutenu par Lou, se dévoue pour annoncer la triste nouvelle. "Il faut attendre que la Révolution..."

"Quoi!" Le Prince se retourne d'un bond, se jetant pratiquement sur lui toutes griffes dehors. "Que la Révolution... quoi!"
Ghost veut s'interposer à nouveau mais Lou l'attrape au vol, lui indiquant de ne pas s'en mêler davantage. Il faut toute la retenue du voleur, et l'intervention silencieuse de Muse pour qu'il se retienne d'étaler l'ancien courtisan au sol d'un grand coup de poing.

"Que la Révolution quoi!" continue Ash, crachant au visage de son cousin. "Ta Révolution! Encore! Pour une fois qu'elle pourrait être utile à ton peuple, elle va rester les bras ballants! Sauver Enora, oui, sauver les gamins des Citadins oui, mais pour ton peuple...! Non, là, tu recules! Traître! Chaque mort des nôtres dans cet endroit maudit sera sur ta conscience désormais!"
"Nous n'avons ni les moyens humains ni la force armée nécessaire à une intervention!" Contre le Ménestrel, profondément affecté par ces paroles venimeuses. "Ce n'est pas une simple opération de sauvetage! Il nous faudrait nous attaquer à l'intégralité de l'armée!"
"Lâches!" accuse Ash, les montrant tous du doigt. "Vous êtes des lâches, tous autant que vous êtes! Des lâches et des assassins! Maman!"

Il revient vers la Reine, l'obligeant à le regarder.
"Maman, tu es la Skynninge! Ton pouvoir dépasse celui de la Révolution, ici ta parole fait loi. Tu n'as pas le choix que de prendre une décision à présent! Déclare l'état d'urgence, ferme les tunnels après les avoir expurgé de tous les Citadins. Tu n'as pas le droit de nous laisser mourir sans rien faire. S'ils ne veulent pas nous aider à sauver les nôtres, protège au moins la Cour! Ou tous ceux qui vivent encore ici sous ta protection finiront comme les autres, comme des bêtes dans un abattoir!"
"Ash..." Soupire la Reine, passant une main sur son visage.
"Skynninge!" implore le Prince. "Laisse les Citadins s'entretuer! Ce n'est pas notre guerre!"

"Cette guerre est l'affaire de tous! Elle décidera de notre avenir" Intervient Night dans son dos. "Si ce pays est livré aux mains de Tally que crois-tu qu'il adviendra de notre peuple!"
"Toi, tu as perdu le droit de cité sur les Dellmers," grince le Prince sans le regarder. "Tu ne fais plus partie des nôtres depuis que tu as préféré tes petits amis de la surface au sang qui bat dans tes veines."
"Je ne peux pas croire que j'entende ça..."
Ghost n'a pas pu s'en empêcher, immédiatement morigéné par Lou et Muse. mais le mal est fait. Ash lui jette un regard venimeux.
"Ferme-la, voleur. Ta seule présence nous met plus encore en danger que la folie de ton barde chéri. Tu as le droit de mettre une cible sur ta tête, mais pas celui de faire payer les Dellmers pour ton inconscience."

"Nous n'avons pas le choix, mon fils..."
Toutes les têtes se tournent vers la Reine, qui se lève avec peine.
"Nous devons faire front commun contre la terreur venue de l'Oeil... Nous ne serons pas responsables de plus de dissensions dans nos rangs qu'il n'y en a déjà..."
"Tu ne peux pas..."

Ils sont interrompus par des cris de stupeur et de terreur provenant de l'extérieur.
"Mais ça ne s'arrête jamais!" Tempête Ash, premier à se précipiter à la porte d'entrée. "Quoi encore! Quelle nouvelle catastrophe!"

Ils sont sur ses talons, passant rapidement la porte d'entrée pour débouler dans l'atrium. Les cris viennent du marché.
En apercevant ce qui les a provoqués, Night dépasse le petit groupe à toute jambes afin d'aller rejoindre Luke soutenant une Helen dans un état plus que pitoyable.
La contrebandière tousse tout ce qu'elle peut, son manteau et le cuir de ses habits brûlés en de nombreux endroits, plus noirs que blanc à présent. Une partie de ses cheveux ayant roussi dans quelconque catastrophe dont elle a réussi à se sortir à grand peine.

La faux luisant dangereusement dans le dos du maître des Manteaux Bleus est poisseux d'un liquide brun-rouge de mauvais augure. Aucun de ses terribles animaux ne l'accompagne, ce qui semble profondément inquiéter Muse. Et si Luke semble avoir été épargné en comparaison de l'état inquiétant d'Helen, ce n'est pas le cas de la trentaine de Crimsons qui les accompagne, présentant tous les stigmates d'un affrontement terrible.
Leur présence affole ceux qui, présents au marché, sont témoins de l'arrivée de cette sinistre procession. La place est bientôt aux abois, les questions fusent en tous sens. Même l'arrivée de la Reine ne semble rassurer personne.

Quand le Ménestrel veut aider son amie, elle refuse son assistance, se contentant de se laisser tomber sur les premières marches du trône de pierre, serrant les dents, les poings.
"L'hospice est perdu," siffle-t-elle entre deux quintes de toux. "Ils nous ont cannoné de grenailles avant de donner l'assaut, nous n'avons eu aucune chance. Des milliers... Ils étaient des milliers... Un tel déséquilibre... Je n'ai rien pu faire pour nous sauver. C'était perdu d'avance..."
"Tu es en vie..." soupire Nightingale. "C'est plus que je n'aurais pu espérer..."
"Et à quel prix..." gronde la voix sourde de Luke, que Muse inspecte avec ténacité, cherchant sur lui la moindre blessure, le moindre signe de détresse physique. En vain.

"Bon sang, qu'est-ce qu'il se passe?"
Ghost se retourne vivement, pour se rendre compte que la personne qui a posé une main sur son épaule n'est autre que Merv. Lui aussi alerté par le bruit, il les a rejoint, inquiet.
"Attends, pas maintenant," souffle le voleur, les yeux rivés sur Helen.

"Les pertes?" demande Night, s'asseyant près d'elle, lui offrant un soutient qu'elle semble incapable de recevoir pour le moment.
"La moitié des Crimsons," répond Luke à sa place. "Une bonne partie des ThreeSix venus leur prêter main forte... Ils ont protégé la retraite des Métallurgistes. Et d'une partie importante du matériel. Tout a été transféré chez Finn, avec son aide. Lui, il est increvable... Aucun être humain ne devrait avoir autant de chance, et pourtant..."
Il a un petit sourire amusé, que Ghost n'est pas le seul à trouver déplacé.
"Ils ont donné leur peau..." reprend Helen, la respiration sifflante. "Pour qu'on puisse vivre, et continuer à se battre... Hilde..." Elle tourne la tête vers son ami, les traits tirés. "Hilde est restée en arrière pour faire exploser la fonderie. Éliminer autant que possible de ces bâtards de Casaques, faire en sorte qu'ils ne foutent pas leurs sales pognes sur nos armes..."
"Est-ce qu'elle s'en est sortie?" ose demander le Ménestrel.
La mâchoire contractée de la contrebandière est une réponse suffisante.

"Nous avons ramené quelques-uns des effectifs valides ici, pour protéger la Cour," explique Luke, croisant les bras. "Drachan a failli y passer elle aussi mais elle est allée se faire soigner avec les autres auprès de Véritas, à l'observatoire... Notre dernière place forte."
"Pourquoi tu n'es pas avec eux?" Nightingale prend la main de son amie. "Ici tu n'auras pas les soins que..."
"L'observatoire n'a pas besoin de plus de défense," explique-t-elle, réprimant un frisson de douleur. "Mes soldats et moi protègerons la Cour en cas de problème. Et quitte à me faire recoudre, je voulais que ce soit auprès de toi, et d'Emyl."

Le Ménestrel va répondre, mais ils sont interrompus par quelques claquements de mains. Un applaudissement sarcastique qui ne provient de nul autre que de Ash, attirant à lui l'attention de tout l'atrium.
"Et bien, encore une bien belle chienlit au tableau de cette soi-disant Révolution qui apporte plus de problèmes qu'elle ne résout les soucis de ceux qu'elle prétend protéger! Bravo! Et qui va encore ramasser les chats perdus et ses éclopés qu'elle laisse derrière elle? Les Dellmers? Mais quelle surprise!"
"Ash," intervient la Reine. "Pas maintenant. La situation ne se prête pas à..."
"Mais au contraire!" crie le Prince. "Au contraire! La situation s'y prête parfaitement! Laissons la Cour décider si nous devons garder ici ceux qui attirent sur nous les foudre de la Garde alors qu'à Experiment Alley, les nôtres crèvent dans la plus grande indifférence!"

"Tu devrais soigneusement garder ta bouche fermée, petit Prince.." prévient Luke, avançant vers lui d'un pas menaçant. Helen retient d'un geste ses soldats, qui saisissent leurs armes d'instinct, sentant la tension monter soudainement à la manière d'un fil de métal virant au rouge, fumant et grésillant.
Mais cela ne semble pas arrêter le petit jeu de Ash le moins du monde. Au contraire, il se tourne vers le public rassemblé devant le trône, prenant son peuple à parti.
"Voilà leur vrai visage!" crache-t-il. "Voilà qui ils sont! Proposant une union par devant, prêts à nous mordre à la jugulaire dès que l'occasion s'en fait sentir, dès que nous montrons notre désaccord. N'hésitant pas à nous abandonner au profit de buts soi-disant plus nobles. Plus noble que quoi?! Que nos vies?"
"Tu réalises que tu es en train de détruire tout ce pour quoi nous nous sommes battus depuis des années!" Nightingale s'est placé près de lui, le toisant avec tout ce que son rang lui permet d'autorité contenue.
"Moi?" ricane son cousin. "Mais dis-leur, toi. Dis leur que si les nôtres ont disparu c'est pour aller servir de sujets d'expérience chez les scientifiques de la Haute! Dis-leur combien de corps gisent là-bas sans sépulture! Annonce le à toutes les familles qui n'auront même pas les os de leurs proches pour se recueillir! Dis-leur! Et dis-leur aussi que tout ça c'est pour leur bien! Ose! Chante tes chansons, joue tes tours! Mens encore une fois, pour bien leur faire comprendre que tu n'as jamais été l'un des nôtres!"

Les murmures horrifiés qui montent des Dellmers rassemblés devant le parvis se changent en un brouhaha devant ces révélations sordides dévoilées de la pire des manières. Les voleurs et les Ménestrels se retrouvent bientôt pris à partie par la foule. Chacun s'accusant des pires maux, se défendant comme il le peut....
"Bon sang, ça va finir en pugilat..." souffle Merv, inquiet, à l'oreille de Ghost. Qui ne peut que hocher la tête, et serrer son frère contre lui. Prêt à défendre l'adolescent en cas de débordement.

"Nous allons récupérer les nôtres!" promets Night, sachant qu'il n'y a rien d'autre à faire, montant quelques marches, s'adressant à la foule. "Ainsi que les enfants Citadins qui subissent eux aussi les maltraitance de ceux contre qui nous nous battons. Mais si nous lançons l'assaut maintenant... Nous perdrons tout ce qui nous reste."
Helen, avec difficulté, se lève pour aller le rejoindre, après avoir intimé à ses Crimsons de reculer et de garder profil bas.
"Je jure que je donnerai ma vie pour chacun d'entre vous! Vous tous ici! Mais aujourd'hui nous avons perdu une grande part de notre puissance, et nous avons besoin de temps avant de pouvoir réagir."
L'intervention de la contrebandière semble calmer un peu la foule. Ash ne l'entend pas de cette oreille.

"Et nous avons un moyen de gagner du temps," gronde-t-il. "Donnons leur ce qu'ils veulent, et écartons les à jamais d'Haetharei!"
"Ce qu'ils veulent c'est la mort de tous ceux qui les gênent. Dellmers et Citadins." lui fait remarquer Luke, sans émotion. "Tu as perdu l'esprit."
"Non..." Ash s'avance vers le groupe de Révolutionnaire massé en bas des marches. "Ce qu'ils veulent, c'est lui."
Il montre du doigt Ghost qui a un mouvement de recul.
"Ash!"
Nightingale n'a pas le temps de s'élancer pour séparer son cousin du voleur qu'en un chuintement de métal, une lame s'est dressée nette, devant le bras accusateur du Prince.

"Si qui que ce soit touche à un seul de ses cheveux," prévient Emyl, que nul n'a vu arriver, trop absorbé par cette dramatique confrontation, "je veillerais à ce qu'il ne puisse plus jamais rien toucher de sa vie. Que ce soit bien clair. Pour tout le monde."
Une chemise ouverte sur les quelques bandages qui lui enserrent encore le ventre, le sabreur se tient dans une position de garde impeccable, et son regard sévère ne laisse planer aucun doute sur le fait qu'il mettra sa menace à exécution.
Ghost, lui, sent son coeur remonter dans sa gorge. Et le poids de milliers d'yeux accusateur tournés vers lui le brûlent comme autant de fers chauffés à blanc.

"Arrête de te donner en spectacle!" Nightingale est arrivée à hauteur de son cousin. "Mais qu'est-ce que tu cherches! Créer la panique! Tu ne penses pas qu'il y a mieux à faire? Toi qui veux tant être Roi, est-ce ainsi que tu comptes régner! Par la terreur!"
"Celui qui a volontairement tourné le dos à sa lignée n'a aucun compte à me rendre!" lui renvoie Ash.
"Et j'en ai assez de ce déferlement de haine! Calmez-vous! Tous!"

La voix de Wander ramène instantanément le silence. Sortant enfin de son mutisme, la Reine monte les marches de son trône d'un pas lourd.
"Enfin..." soupire Luke, hochant la tête. "Il était temps."
Ghost, profondément secoué, serrant son frère terrifié contre lui, ne pourrait être plus d'accord. Emyl a baissé son arme, par prudence, mais la tient bien serrée, près à intervenir si le besoin s'en fait sentir. Le voleur lui en est profondément reconnaissant, le remerciant d'un regard.

La Ballade du Pont des Anges - Tome 2 : GhostOù les histoires vivent. Découvrez maintenant