Chapitre 9 : Ton nom, un drapeau tendu. - partie 2

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 "Tu crois que ton discours les a convaincu?" demande Merv, lançant un regard canaille à son ami, qui hausse les épaules. Il l'espère sincèrement.
"En tout cas, tu as eu un bon professeur," commente Muse, prenant l'air d'un vrai expert. "On sent à qui tu as emprunté un certain goût du panache..."
Ghost se sent rosir, l'image de Nightingale passant furtivement dans son esprit, tandis que Luke laisse échapper un rire grave.
"Goût du panache, peut-être, chapardeurs," déclare le Maître des Manteaux Bleus. "Mais si, pour ce panache, mon apprentie avait dû souffrir le moindre mal, je vous aurais écartelé de mes mains. Embers ou non."
Le voleur déglutit. Ça, il n'a aucun mal à le croire. Luke est fermement du côté de la Révolution, mais face à ses intérêts personnels? Face à la vie de Muse? Il est probablement plus dangereux que Finnegan... Et d'ailleurs...

"Est-ce que Finn a décuvé de sa colère?" demande-t-il, curieux, alors qu'ils s'approchent d'une galerie sombre qui s'enfonce tout droit sous terre, et que Luke sort d'une poche de son manteau une petite lanterne.
"Tant bien que mal," répond laconiquement le Ménestrel. "Il est parti avec les autres. Dépêchez-vous."

Après un passage sous le fleuve dans une obscurité totale et dont l'humidité prend Ghost à la gorge, ils font encore quelques centaines de mètres dans des galeries de plus en plus érodées, les colonnes finement ouvragées fendues par le passage du temps, preuves de leur majesté délaissé, puis ressortent avec prudence à l'extérieur pour être saisis par des odeurs infectes de produits chimiques.
Ils se retrouvent vite à tousser comme de beaux diables, Ghost prêtant à Muse son écharpe pour qu'elle se couvre le nez et la gorge, avant d'arriver en toussant et crachant, longeant des rues défoncées, vers les arrières de l'observatoire.

Bon sang, la construction est gigantesque pour Ghost qui ne l'avait encore jamais vu. Un monstre de rouille et d'acier, un vestige d'une grandeur déchue, d'une construction trop ambitieuse, abandonnées aux intempéries.
Le voleur ne peut l'apercevoir qu'à travers la brume de ses yeux piquetés par l'acidité de l'air, tandis qu'ils approchent d'une porte métallique lourdement gardée, qui leur est entr'ouverte dès que Luke s'annonce, et derrière laquelle des ThreeSix, lourdement armés, et ayant chaussé des masques à gaz, leur font signe de se diriger rapidement vers la bâtisse.

Une fois à l'intérieur du bâtiment qui bruisse de tellement de sifflements de gaz et de cliquetis monstrueux semblables aux perpétuels d'une machine, le voleur, tout comme Merv, se laisse tomber contre le mur, toussant tout son saoul.
Les loups, geignant, se frottant la truffe et les yeux de leurs pattes, ne semblent pas en meilleur état, mais Luke n'a pas l'air bien indisposé.
"Une idée de Finn," explique-t-il. "Qui a demandé l'assistance aux gens des usines de Slick Street, quand le vent le permet, pour qu'ils déversent dans l'atmosphère un gaz qui décourage les Casaques de s'approcher de trop près. Afin d'offrir un répit bienvenu aux ThreeSix défendant le lieu."
"C'est à la fois très intelligent, et totalement malade," commente Ghost, crachant une bile au goût acide entre les maillages de fer tenant lieu et place de sol. "En plus d'être parfaitement dangereux."
"C'est Finn," soupire Muse, lui rendant son écharpe, en le remerciant. "Il ne fallait pas s'attendre à grand chose d'autre de sa part."

L'observatoire en lui-même est un endroit fascinant, aux proportions dantesques. Il pourrait probablement abriter une armée complète sous son dôme de cuivre, et le long de ses coursives d'acier tourbillonnant jus'aux étages.
L'agitation profonde qui règne dans la grande salle en contrebas, autour d'un ancien mobile astronomique éclaté, et de la lunette fendue en deux gisant au sol, leur rappelle bien qu'ils sont en guerre, que le calme de la Cour n'est pas le lot de tous...

Les apothicaires se pressent en tout sens au milieu de la cohue des ThreeSix transportant armes, munitions, faisant des inventaires... Chef d'orchestre de ce chaos organisé, Yuri, debout sur la grande lunette, des feuilles à la main et ses jupons relevés, aboie des ordres secs à ses troupes diligentes.
En les voyant passer, il leur annonce qu'ils sont attendus dans la salle de réunion, et qu'Helen a déjà fait trois attaques en demandant après eux.
L'estomac du voleur se tord d'appréhension, et il échange avec Merv un regard inquiet, mais Luke, après avoir échangé une caresse avec son fidèle Nestor, qui somnole paisiblement sous le piédestal du lieutenant, les pousse en avant sans ménagement.

Quand ils arrivent dans la salle de réunion, ressemblant selon toute probabilité à un ancien réfectoire au centre duquel trône une longue table de métal, des chaises et fauteuils de diverses provenances ayant été disposées sur son pourtour, les murs encombrées d'étagères d'acier lourdes de milliers de dossiers et feuillets recouverts de pattes de mouches, un nombre impressionnant de paires d'yeux se tourne vers eux.
Ils sont tous là. Toute la Révolution.

Helen, en bout de table, siégeant aux côtés d'un homme d'une cinquantaine d'années, au maintien militaire. Près de lui, Lou, assis comme un beau monsieur, Nightingale à sa gauche. Il n'a pas son manteau, ne porte que les vêtements à la fois Citadins et Dellmer qu'il arbore ses derniers jours. C'est presque étrange de le voir sans son habit de barde face à tout ce monde...
Ghost sent sa poitrine se contracter imperceptiblement en réalisant que le Ménestrel est installé aux côtés de son ancien fiancé, mais le voleur essaie de ne pas s'attarder sur ce détail, sans doute infime, se concentrant sur les autres protagonistes de cette scène au centre de laquelle il vient d'arriver comme un fou dans une Cour déjà bien déséquilibrée.
Près de Night, sa sœur, Comet, dont le visage ne semble plus porter aucune des traces des violents traitements dont elle a été victime il y a à peine une semaine. Puis Moorlagh, son mari. Kristal, la Protectrice des maisons rouges. Chloée, la chef des ateliers de couture, et d'autres gens qu'il ne connaît pas, probablement eux aussi à la tête de diverses Guildes...
De l'autre côté de la table, Finn, bien moins enjoué que d'ordinaire, ronge son frein près d'Helen. Près de lui, Copper, qui plisse ses yeux noirs en les voyant arriver, puis des places vides, probablement réservées à leur intention. Ensuite vient Véritas, l'air encore plus sec et parcheminé qu'à l'ordinaire, Drachan, sa stature de dame des forges imposante sous son tablier de cuir, et encore d'autres gens de Guildes...
Ne manque que Joy. Qui tient fermé le banc de terre sur lequel se dresse son pub, dernier refuge des vauriens en goguette, ayant levé les ponts menant à son sanctuaire. Il ne viendra pas aujourd'hui.

Le voleur se mord l'intérieur de la bouche. Ce n'est pas la première fois qu'il voit la Révolution réunie au grand complet, cette assemblée de gens déterminés, décidés à monter à l'assaut d'un gouvernement entier pour lui reprendre le pays qu'il tient entre ses griffes avides, mais c'est la première fois qu'il se sent à ce point scruté, mis à nu, par eux.
Mais il n'a pas honte de ce qu'il a fait. Et se sent prêt à assumer les conséquences de ses actes.

"Et on peut savoir où vous étiez, bande de comiques?" La voix d'Helen coupe le silence. Elle est auréolée de son perpétuel nuage de fumée bleutée, qu'elle semble partager avec Lou. L'élégant ancien courtisan, au fond de son siège, arborant un fin cigare planté au bord de ses lèvres, observant avec attention les nouveaux arrivants.
À ses côtés, Night semble attendre une réponse lui aussi, tendu sur l'assise de son fauteuil, dévisageant le voleur.

"Cette histoire de courses pour Luke ne prend pas..." continue la contrebandière. "Libre à lui de couvrir vos sottises, mais au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, nous sommes en plein milieu d'une période d'instabilité qui ne nous autorise pas la moindre cachoterie. Alors. Réponse. Où. Est-ce. Que. Vous avez. Foutu le camp!"
Son ton est tendu de colère. On est à des années lumières de la gentille contrebandière débonnaire, qui boit autant qu'elle fume, et n'inspire que sympathie à son entourage. La femme qu'ils ont devant les yeux est une féroce stratège militaire, aux nerfs mis à mal par trop de drames.
Le voleur prend une inspiration, se préparant à défendre leur sortie en ville alors que Luke, parfaitement inconscient de la tension dans la pièce, ou plutôt, choisissant de l'ignorer, va s'asseoir à côté de Copper, qui grommelle.
Mais Muse le devance. 

La Ballade du Pont des Anges - Tome 2 : GhostOù les histoires vivent. Découvrez maintenant