Solo - partie 2

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Depuis notre dernier échange, Monsieur S. s'est fait discret sans être absent. Nous nous échangeons des messages sur une base devenue régulière, mais pas systématique. La plupart du temps, nous nous saluons le matin en nous demandant comment s'est passée notre nuit. Comme deux amis un peu intimes, mais sans jamais perdre une occasion de s'envoyer des piques. Nos chamailleries par SMS interposés sont addictives. J'en raffole. Celle de ce matin était particulièrement savoureuse. Comme souvent, elle a dérivé sur un terrain glissant alors qu'elle partait pourtant d'une remarque innocente. Enfin presque. 

Juste pour le plaisir, je relis le fil de notre discussion pour la troisième ou quatrième fois. J'ai perdu le compte. C'est moi qui ai lancé les hostilités :

"— Vous savez, c'est prouvé qu'un orgasme aide à dormir. En cas d'insomnie, ça me semble tout indiqué.

— Une technique que tu as testé par toi-même j'imagine ?

— Peut-être...

— Charlotte, si tu te caresses la nuit, je veux que tu me racontes. Dis-moi ce que tu fais.

— A quoi bon puisque vous serez en train de dormir.

— Parce que ça me plaît."

Typique. L'exigence est l'un de ses traits de caractères qui a le don de me faire réagir. Une exigence qui flirte parfois avec l'avidité. Ses requêtes se multiplient. Elles se font plus fréquentes et plus invasives aussi. Il emploie de moins en moins le conditionnel au profit de l'impératif, ce qui stimule ma résistance plutôt que de m'enjoindre à obtempérer. Comme ici. Mon premier réflexe a été de dire non. Mes fantasmes m'appartiennent, même s'il en est parfois l'acteur. Depuis mon refus, c'est silence radio. Lui envoyer un message me démange, mais à ce jeu du chat et de la souris, je veux être le chat. Je veux mener la danse. Pas la mendier. Ce serait faire l'aveu de l'emprise qu'il exerce déjà sur moi à mon corps défendant. Ou plutôt à mon corps consentant. Le problème n'est pas mon corps, lui, il est en parfaite symbiose avec S. Non, le problème, se situe dans ma tête. Je ne suis pas prête à rendre les armes.

Ça m'agace d'autant plus qu'il s'est insidieusement frayé un chemin dans le schéma mental de mon plaisir. Je ne peux m'empêcher de penser à l'intensité de son regard quand je le défis, à la contrainte soyeuse de ses cravates autour de mes poignets, à ses ordres donnés d'une voix si confiante. Comme s'il ne doutait jamais de mon abdication à venir. Alors qu'il le devrait. Je lui rappelle assez souvent que je ne lui appartiens pas. Rien qu'en me remémorant les intonations viriles du rire que déclenchent mes petites provocations, je me liquéfie. Rien d'étonnant à ce que ce soit lui qui habite mes fantasmes nocturnes, quand mon désir me tient éveillée et que seul un orgasme peut m'en libérer. Un peu comme maintenant.

Il peut toujours courir pour que je lui envoie un compte-rendu en direct. Dommage pour lui. S'il savait qu'il allait tenir le premier rôle dans le scénario que j'ai en tête...

***

Je m'étire comme une chatte, la nuque enfouie dans mon oreiller, les bras tendus à l'extrême et les hanches cambrées. Je maintiens la tension quelques secondes, j'en tremble presque, avant de m'effondrer dans le froissement soyeux du coton de mes draps que j'accompagne d'un gémissement de délice. J'ai dormi comme une bienheureuse. Au souvenir de la raison ayant favorisé mon sommeil, je ne peux empêcher un petit sourire d'étirer mes lèvres. Je me sens d'humeur chipie.

Avec la paresse qui caractérise mes gestes matinaux, je tends une main molle pour saisir mon téléphone, et entreprends de coucher par écrit ce que j'ai fait la veille au soir. Au fil des mots, mes doigts se dégourdissent et je termine tout à fait de me réveiller. J'accouche d'une description très visuelle, bien qu'écrite, où je détaille ce que j'ai fait de mes mains, ma position, mes gestes. Elle est si fournie en précisions qu'elle enflammerait n'importe quel lecteur. Même si c'est S. que je vise. Je vise un émoustillage matinal en règle. Je l'envoie sans me départir de mon petit sourire. Sa réponse ne se fait pas attendre.

"— Ton récit donne chaud. A quoi pensais-tu pendant que tes mains s'activaient ?

— Votre demande concernait ce que je faisais, pas ce qui se passait dans ma tête. Il faudra être plus précis la prochaine fois. 

— J'avais sous-estimé ton côté Bratt...

— J'exploite les zones grises.

— Je saurais m'en souvenir."

Oh ça, je n'en doute pas. N'était-ce pas le but ? Ce n'est pas comme si je risquais grand chose de toute manière. Je dois dire que je suis assez fière de mon coup. C'est dingue comme j'aime le prendre en défaut. Donnez moi une règle et je la contourne tout en restant irréprochable. Ma spécialité. En attendant, il ne saura pas à quoi je pensais cette nuit.

" — Je n'en attendais pas moins de vous.

— La prochaine fois que tu te donnes du plaisir seule, je veux que tu me décrives tout ce que tu fais et tout ce à quoi tu penses en le faisant. Sans rien omettre. 

— Hum... on verra.

—Et tu m'enverras un message sur le moment. Si je dors, je le lirais à mon réveil. Mais si je suis éveillée, alors je te guiderai par la voix. Ce sera autrement plus puissant que tes petits orgasmes de 5 minutes.

— Vous êtes dur de dénigrer mes orgasmes solo. Ils sont tout à fait satisfaisants.

— Mais pas comparables à ceux que je te donne."

C'est une affirmation qui n'attend aucune réponse. Il énonce un fait, très sûr de lui, comme d'habitude. Il a raison. C'est certainement ce qui m'énerve le plus. Mais il peut toujours attendre pour que je confirme ses talents en la matière. 

J'arrête là la discussion. Il a peut-être eu le dernier mot, mais je l'ai clairement mouché en le privant de mes pensées les plus intimes au moment de ma jouissance nocturne. Je suis en possession d'une chose qu'il convoite et je compte bien le faire ramer un peu pour l'obtenir. Mais il a pris soin de reformuler sa demande, de manière si précise cette fois, qu'il va m'être difficile de la contourner. Je peux toujours l'ignorer. Après tout, je ne suis pas tenue de lui obéir. Seulement quand ça m'arrange. Nous verrons si je suis d'humeur docile le moment venu. Réponse ce soir...

***

00h45. Je suis toujours éveillée. Je repense à S. et à sa demande. J'ai envie de m'offrir une petite parenthèse de luxure mais je repense à sa demande et je me retiens par esprit de contradiction. J'ai eu le temps de réfléchir, et pour lui résister sans enfreindre ses consignes, je peux aussi m'abstenir. Je suis certaine qu'il n'avait pas pensé à cette option. Ou qu'il ne m'en croyait pas capable.

En attendant qu'apparaissent les premiers signes de fatigue, je zone sur mon téléphone, dans le noir, mon visage éclairé par la lumière bleutée de mon écran. Autant pour la mélatonine, ce n'est pas comme ça que je vais tomber dans les bras de Morphée. Pour ma défense, je me suis faite aspirer par le fil Instagram du compte d'un artiste qui me fascine. La moustache de la Dame. Rien que le nom est évocateur. Sa spécialité est de transformer des photos en dessins noir et blanc sur lesquels il vient calligraphier une phrase. Le cliché est souvent dénudé, et la phrase souvent coquine. Ma préférée est sans conteste la formule "Les filles sages vont au ciel, les autres, où elles veulent", entourant une femme à la pose lascive. Ça aurait pu être moi. D'ailleurs j'envisage sérieusement de lui envoyer une photo, moi aussi. J'ai bien envie d'être immortalisée par ses soins. Alors que je suis en train de parcourir ma galerie de photos coquines dans cette optique, je reçois une notification de mon app Lovense.

Si jamais tu ne dors pas, voilà de quoi jouer. S.

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Et c'est ainsi que tous mes projets d'abstinence tombent instantanément à l'eau. S. est diabolique.

InsoumiseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant