Maman - 3

10 0 0
                                    

Je suis arrivée tellement vite dans le tournant que j'ai encore failli me déchirer le dos contre le mur.

Je n'avais pas vu la lumière.

Elle était faible, ridicule, mais dans le noir absolu de l'escalier, elle m'a ébloui comme un rayon de soleil. Mes jambes se sont arrêtées net. Le reste de mon corps lancé a continué vers l'avant, tordant mes vertèbres une à une, avant de revenir à sa place dans un éclair de douleur.

La lumière s'échappait d'une arche en pierre creusée sur le côté, humide et basse. Une bifurcation. Merde... ! Mon cerveau a analysé le problème à la vitesse d'un ordinateur quantique : où étaient partis Clément et Lucas, le choix, le drame si je me plantais de chemin, la mort, le manque, la douleur, les années de thérapie ou plus vraisemblablement le suicide. Je savais juste que je n'avais pas le droit de perdre de temps. Une partie de moi a pris la décision de m'avancer sous l'arche.

Mes vieilles ballerines dégueulasses laissaient l'arrondi du sol déformer la plante de mes pieds. J'ai posé une main sur chaque mur, baissé la tête, et je suis entrée.

L'adrénaline et mon envie de tuer tout ce qui se mettrait entre mes enfants et moi m'ont empêchée de crier. J'étais dans une longue pièce sans sortie visible, nue à l'exception d'un lit crasseux posé dans un coin et d'un vieux fourneau. Un homme dont le visage était noirci par l'ombre d'un grand chapeau me regardait avec un sourire jaune. Sans savoir pourquoi, j'ai su : j'ai su que c'était lui qui avait emporté mes garçons. Cet enfoiré avait fait disparaître mon petit Lucas et Clément.

L'homme savait que je savais. Ca se voyait à la virgule figée et horrible des commissures de ses lèvres gercées. Il m'accueillait chez lui. J'aurais dû mourir de peur, sentir mes entrailles fondre comme du goudron, mais j'ai soutenu son regard. J'avais envie de lui sauter à la gueule, de lui éventrer le bide avec les ongles, mais pour une raison que je n'arrivais pas à comprendre, seulement à ressentir, je ne pouvais pas. 

Il n'était pas humain. Il était autre chose. J'avais la certitude que j'allais mourir, d'une manière ou d'une autre, quoi que je fasse. Je me suis sentie rassurée. Qu'il me prenne moi, au lieu de mes enfants ; qu'ils aient le temps de s'échapper, de fuir.

"La maman".

La longue bâche qui lui servait de manteau bougea avec un bruit de glissement. Un bras en sortit, aussi long que son corps tout entier, tenant une pelle jaune. En continuant de me sourire, il plongea celle-ci dans le fourneau rempli de flammes sourdes et la récupéra pleine de cendres brûlantes. Puis il ouvrit la bouche à s'en arracher les joues et les avala.  

"Tu es...ma peur...", ai-je murmuré, terrifiée. "Je suis en train de rêver, je suis en train de rêver."

L'homme au chapeau a jeté la pelle contre le mur. Clang.

"Non, non, Maman...", et il a ri comme un fou.

Il m'a fixé droit dans les yeux :

"Je suis bien au-delà."

Il devinait tout, j'en étais sûre ; mais ce n'était pas une raison de me laisser faire. Il fallait gagner du temps.

"Où...où est-ce que je suis ?"

"Tu es chez moi, dans ma maison des délices. Tes enfants sont déjà loin. Ils sont partis l'explorer, et ils sont ravis."

Mon âme s'est jetée sur lui. Mon corps est resté immobile, le souffle coupé.

"Tu mens."

L'homme au chapeau a disparu d'un coup, et sa voix m'a jetée au sol :

"Si je mens, c'est que tu es déjà en enfer."

L'escalierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant