Chapitre 49 : Les plans dans les plans

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Son orgueil avait été blessé et c'est cette blessure qui révéla son existence. Longtemps enfoui dans un terreau rendu fertile par les paroles d'un dieu, il s'était épanoui en silence. Insidieusement, il avait tissé un filet, jeté sur la pensée et le cœur. Il l'avait convaincue de marcher dans les pas d'un autre indésirable d'Yggdrasil. Lui avait susurré qu'elle n'était plus esseulée, que son existence comptait dans la grande Trame d'Yggdrasil. Mais rien n'avait changé. Et cet espoir déçu s'était mû en quelque chose de cruel, qui se resserrait, qui étranglait, que Sygn répugnait, qui lui collait à la peau, un peu plus à chaque volonté de lutte.

Elle s'éveilla, blottie dans la chaleur une couverture fourrée de plumes. Un rêve. Tout cela s'était donc produit. L'odeur acide de la bile et du métal alourdissait toujours l'air. Sygn identifia la cabine, réchauffée par plusieurs torches dispersées. En se redressant, elle veilla à ne faire aucun bruit. Il lui fallait vérifier. Un pied, puis l'autre sur le plancher, elle quitta un lit large et moelleux, et s'orienta vers le chevet de Loki. Elle s'immobilisa en découvrant que Freyr et sa servante le veillaient. Sur l'étagère, la flamme bleue avait été recouverte. Se pouvait-il qu'on lui impose de rejouer la scène ? Que ferait-elle différemment ?

Sous ses pas, le gémissement du plancher dénonça son approche. Sans la regarder, Freyr lui fit une place à ses côtés. Elle s'installa en silence. Ce n'était pas à lui qu'il fallait demander pardon. Heureusement, Freyr ne remarqua rien de son hésitation. L'inquiétude le froissait tout entier. Loin du soleil printanier de Vanaheim, son teint de sable avait la couleur de la cendre.

Nul n'aurait pu lui reprocher sa morosité. Que veillait-il, exactement ? Une couverture de laine enveloppait Loki et en dépit de l'édredon sous sa nuque et la paix de son expression, il ne paraissait pas dormir. Toujours cet immobilisme qui le dénaturait. Sygn l'avait déjà vu dormir. Et cela n'avait rien de commun. Cette chose étendue moquait la beauté, la vivacité de son corps et de son esprit. Elle figeait un personnage de la plus grotesque, de la plus insultante des façons.

« Freyr veut savoir s'il vous a demandé quelque chose, dit la servante, à la demande signée du dieu.

Un frémissement remonta l'échine de Sygn.

« Il m'a demandé de veiller sur un objet caché dans les coffres d'Asgard. L'Urne de l'Enchanteresse. »

Des larmes, honteuses, lui montaient aux yeux. Elle oubliait de mentionner son refus. Freyr lui pressa l'épaule, doucement, sans lui prodiguer le moindre réconfort. Comment y prétendre, quand ses yeux rougissaient encore de sa peine ?

« Pourquoi craint-il tant cet objet ? Pourquoi refuse-t-il de veiller dessus, lui-même ?»

Freyr et Anja échangèrent dans la langue muette. Bien qu'elle en ignorait les plus évidentes bases, Sygn ne pouvait ignorer leur désaccord. Un désaccord que Freyr, trancha plutôt froidement. Alors, sans attendre qu'il ne s'exprime, Anja se résolut à conter l'histoire qui les avait tous conduits, en ce lieu, en cet instant, à la désolation, à la honte, à la traîtrise qui se refermait sur leurs âmes.

« Les choses ont changé avec la mort d'Odin. Le Sort qui contraignait Angrboda à l'ombre s'est brisé, comme tous les autres. Loki le sait mieux que personne. »

Face à l'air coupable de Freyr, Sygn devina une autre vérité au-delà des mots de sa servante.

« Cela, je le sais déjà. »

L'inconfort d'Anja ne paraissait que dérisoire, en comparaison de celui de Freyr. Il passa la main dans ses cheveux et dans sa barbe avec une angoisse qui recouvrait son visage d'un voile moite. Puis, enfin, il agita la main, résigné, autorisant une nouvelle vague d'aveux.

— Quand le Seigneur Loki a quitté la cité en quête des pommes, les Asgardiens ont commencé à parler. À s'affoler. Je les voyais se réunir, je les entendais parler à voix basse. Ils complotaient et leurs petits complots épars se sont rencontrés. Certains pensent qu'Elle sait déjà. Qu'elle reviendra marcher là où elle fut brûlée. Alors, pour protéger ce qu'il reste de leur Cité, pour devancer le courroux de l'Enchanteresse, ils ont décidé de lui rendre l'Urne.

— Comme un sacrifice.

— Ils ont peur. Ils savent qu'elle reviendra, tôt ou tard, se défendit Anja, au nom de maîtres qui n'en auraient certainement pas fait autant.

— Le sait-il ? »

Le visage de la servante se referma et Freyr ne daigna pas tourner la tête pour regarder Sygn. Il savait qu'elle comprenait. Il n'avait pas besoin d'affronter davantage de culpabilité qu'il n'en portait déjà. Quand Loki lui avait parlé de l'intelligence de cette sorcière, il l'avait fait avec une profonde admiration. Qu'aurait donné Freyr, à cet instant, pour se trouver en compagnie d'une petite sotte !

« Aucun de vous ne le lui a dit. »

Le dégoût s'imposait comme la seule émotion possible. Sygn ne pouvait blâmer personne : maintes fois, elle avait été mise en garde. Découragée de croire en ces dieux lâches. Torunn avait eu raison. Personne ne le lui avait dit. Freyr lui-même, s'était plié à l'avis général. Pour quoi ? Pour qui ? Pour sa sœur, très certainement. Pour ne pas être exclu. Pour ne pas finir isolé. Ases et Vanes, main dans la main pour clouer une dernière fois le démon au pilori. Sygn fit un effort monumental pour ne prononcer à haute vois aucun de ses reproches.

« Pourquoi me confier tout cela, maintenant ?

— Nous tenons à lui. Plus que vous ne le croyez. »

Ils tenaient à lui. Assez pour comploter dans son dos. Assez pour lui tendre un piège auquel il ne pourrait échapper. Freyr tenait suffisamment à lui pour entretenir son espoir de liberté mais pas assez pour s'opposer aux folies asgardiennes. N'étaient-ils rien d'autres que des enfants ? Des enfants qui ne pouvaient plus se dissimuler derrière leur père ? Dans sa révolte, Sygn se gardait toutefois bien de moquer la crainte que leur inspirait à tous Angrboda. Ses crimes n'étaient pas visibles sur le corps de Loki, mais elle avait vu, dans son rêve, la terreur qu'éveillait le spectre de son seul souvenir, sur l'autre berge. Et la flamme bleue qui s'excitait dans son bocal. Entendait-elle ? Percevait-elle la trahison qui l'entourait ?

« A son réveil, Loki cherchera à vous persuader de me céder le navire.

— C'est impossible ! s'exclama Anja. Nous en aurons besoin pour...

Freyr se précipita pour la couper.

« Des plans dans les plans, constata Sygn, un peu plus hargneuse. Faîtes simplement mine d'accepter. Je n'en veux pas. »

[Réécriture TOME 1] L'Enfant d'AsgardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant