9 I Tout a changé

129 5 0
                                    


La nuit avait gagné le ciel depuis un moment. Assis derrière son bureau, Livaï ne parvenait pas à se concentrer sur les papiers qui s'étalaient sous ses yeux. Il ne réalisait toujours pas pleinement qu'Akira était désormais ici, qu'il la verrait quotidiennement.


Il se souvenait de la petite fille joyeuse et souriante qu'il avait connue, celle qui courait partout tout en rêvant de ce qui pouvait bien se trouver à la surface. De son rire cristallin qui l'envoûtait immanquablement. De son visage qui s'illuminait dès qu'elle souriait. Avant même de savoir ce qu'était l'amour, il était tombé amoureux de cette fille qui semblait être sortie tout droit du paradis.


Maintenant, elle ne lui souriait plus. Elle le faisait avec d'autres que lui. Elle ne semblait même pas se préoccuper de sa présence. Lui n'avait que trop conscience de la sienne. Et tous ces sentiments qu'il avait enfouis quand il l'avait crue morte...ils avaient brusquement refait surface pour lui exploser au visage. Il ne pouvait le nier, il était toujours amoureux de cette femme qui reniait jusqu'à son existence.


Dans un soupir, il passa les paumes de ses mains sur son visage. Les insomnies étaient monnaie courante pour lui. Cependant, s'il devait se torturer l'esprit toute la nuit en pensant à elle, il finirait à l'usure par devenir fou, à coup sûr. Cette situation ne pourrait pas durer éternellement, il le savait. Tôt ou tard, il faudrait qu'il lui parle. Mais il avait beau se le répéter, il ne trouvait jamais le courage de la confronter.


Renonçant à rédiger le rapport qu'Erwin lui avait demandé, il se leva de sa chaise et alla se poster à sa fenêtre, qu'il ouvrit pour observer l'extérieur. Le calme de la nuit avait quelque chose d'apaisant pour lui, c'était comme un havre de paix dans lequel il aimait se réfugier. Seuls le bruissement des feuilles et les hululements des hiboux parvenaient à ses oreilles, une mélodie apaisante pour son esprit tourmenté.


Mais une autre mélodie parvint jusqu'à ses oreilles. Une mélodie familière, sans doute trop. Le rire d'Akira. En baissant la tête, il la vit marcher lentement dans la cour, ses deux éternels amis à ses côtés. Kiro et Shin. Il se demanda comment elle les avait rencontrés. Il semblait y avoir entre eux un lien indéfectible, si fort que rien ne pourrait l'entraver. La jalousie lui vrilla les tripes. Il aurait dû être à leur place.


Livaï n'était pas le genre d'homme à regretter beaucoup de choses. À ses yeux, les regrets n'avaient pas leur place. Pourtant, même s'il ne l'admettrait jamais, il regrettait deux choses dans sa vie. La première était de ne pas avoir été capable de sauver sa mère. La mort l'avait emportée loin de lui sans qu'il ne puisse rien y faire. La seconde était de n'avoir pas cherché Akira assez longtemps. S'il avait persévéré, nul doute qu'ils n'en seraient pas là actuellement.


Il reporta toute son attention sur les trois amis, les sourcils froncés. Il n'aimait pas ces types, définitivement pas. Leur proximité avec elle avait le don de le foutre hors de lui.


"J'ai encore du mal à réaliser qu'on est enfin sortis de ce bourbier", soupira Kiro, croisant les bras derrière sa tête. "On aura pu jamais à y retourner".


"C'est quand même dingue que vous ayez pu être amis, ce type et toi", remarqua Shin. "Vous êtes si différents..."


"Tu parles de ce Livaï ?", siffla Kiro, posant ensuite les yeux sur Akira. "Moi aussi ça m'intrigue. Vous étiez proches ?"


La jeune femme cessa de marcher, levant les yeux vers le tapis d'étoiles qui illuminait le ciel. Livaï ne la voyait pas aussi bien qu'il l'aurait voulu, mais il pouvait certifier sans craindre de se tromper qu'elle ne souriait pas. Pas en pensant à lui.


"C'est vrai que je ne vous en ai jamais vraiment parlé...", réalisa-t-elle. "Pendant quelques années, j'ai pensé qu'il était le centre de mon monde, ma moitié. Mais j'étais jeune et stupide. Quand il en a eu l'occasion, il a tenté de balayer mon rêve et il m'a abandonnée. Donc oui, nous avons été proches, si proches que je pensais m'enfuir loin d'ici avec lui. Mais aujourd'hui, il n'est rien de plus qu'un étranger. Je ne sais plus qui il est".


"D'après ce que j'ai entendu, il est réputé pour être le soldat le plus puissant de l'humanité", les informa Shin. "Et il a beau être petit, je pense qu'il doit être bien plus fort qu'on l'imagine".


"Petit ?", répéta Kiro dans un rire. "Tu plaisantes j'espère ? Ce type est un nain !"


"Oï !", râla Akira, le gratifiant d'une tape derrière la tête. "Je te signale que je suis plus petite que lui".


Les trois amis se mirent à rire, puis reprirent leur marche. Livaï sentit des pulsions meurtrières le gagner. Ce Kiro, il le détestait. Avant même d'avoir eu l'occasion d'apprendre à le connaître, il savait qu'ils ne s'entendraient pas.


Finalement, il cessa son observation et s'adossa contre le mur à côté de sa fenêtre. Ce maelstrom d'émotions, il n'y était pas habitué. Mais il savait ce que ça signifiait. Tous les sentiments qu'il avait pour Akira allaient grandement lui compliquer l'existence. Voilà pourquoi il avait voulu s'en détacher. Avoir des sentiments, c'était s'inquiéter pour quelqu'un. Et donc être susceptible de se laisser déconcentrer. Et tout manque d'attention, dans une situation périlleuse, pouvait se solder par la mort. Il ne craignait pas de mourir, il avait accepté cette possibilité le jour où il avait rejoint le Bataillon. Non, c'était sa mort à elle qu'il craignait. Parce que, comme il l'avait supposé, elle n'avait pas l'air d'avoir froid aux yeux.


En fin de compte, Shin se trompait. Akira et lui n'étaient pas si différents. C'était face au danger qu'ils s'illustraient le mieux. Et ils n'avaient pas peur de dire ce qu'ils pensaient, peu importe qui leur faisait face. Ce franc parler, ils l'avaient façonné dès leur plus jeune âge. Ensemble.


Retournant s'asseoir à son bureau, Livaï posa sa tête entre ses mains. Il allait devoir s'armer de tout son self-control pour ne pas flancher devant elle. Il devrait agir comme il le faisait avec les nouvelles recrues, et ce jusqu'à ce qu'elle soit prête à entendre ce qu'il avait à lui dire.

Le Prix de la Liberté (Tome I)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant