C'était la première fois que je mettais les pieds dans la demeure d'un noble et le contraste avec les logements où je livrais me sauta au visage. Du plancher parfait, des tapis moelleux, des meubles avec dorures dans tous les coins, des fleurs fraiches, des lustres monumentaux, des tableaux gigantesques et de l'espace perdu, beaucoup d'espace perdu. Peu importe l'objet où se posait mon regard, il valait plus cher qu'une existence de labeur dans mon monde. Je n'aurais qu'à en voler quelques-uns pendant la nuit pour pouvoir mener une vie modeste sans effort. Comment ces gens pouvaient-ils entasser autant de richesses inutiles quand nous ne pouvions pas nous payer plus d'un repas par jour ?
Les yeux de Stenson, leur esclave coopérant, me rappelaient que je détonnais dans ce décor. Il pensait sans aucun doute qu'il m'était supérieur. Sauf que moi, je savais me débrouiller pour survivre, je n'avais pas besoin de la main de mon maître pour me nourrir.
— Margareth, veuillez amener Mademoiselle Magpie à ses appartements, ordonna-t-il à la femme de chambre qui venait de se présenter dans le hall après une attente qui me parut interminable.
Elle m'invita à la suivre et nous quittâmes le luxe pour entrer, par une discrète porte, dans le monde simple et plus familier des domestiques. À la lueur de sa chandelle, nous progressâmes dans des corridors et escaliers jusqu'à un couloir au dernier étage. De chaque côté, des portes alignées. Elle en ouvrit une et s'effaça pour me laisser pénétrer. À l'intérieur se trouvaient un lit fait, une commode et une chaise.
— Cela vous conviendra ?
— Vous rigolez, je n'ai jamais eu de lit de ma vie.
Une serviette et une chemise de nuit étaient disposées sur la chaise. Je me retournai vers ma guide pour la remercier. Je m'attardais sur son visage. Elle avait une dizaine d'années de plus que moi, semblait mieux nourrie, mais fatiguée.
— Un bain vous attend, suivez-moi.
Elle saisit le linge de la chaise.
— Dites-moi qu'ils ne vous ont pas réveillés pour vous occuper de moi !
— Cela fait partie de mes attributions, Mademoiselle.
— Eli, s'il vous plait, je souffre avec toutes ces civilités.
Elle ouvrit une porte en guise de réponse. Une grande bassine en bois remplie d'eau fumante m'y attendait. J'imaginais sans problème que cela serait plus agréable que mes toilettes de chat dans les lavoirs publics. Margareth entra derrière moi et referma. Je la fixai, espérant qu'elle comprenne le message. Elle ne bougea pas.
— Je suis désolée, Margareth, je ne connais pas les us de vos patrons, mais personnellement, je préfère me laver seule.
— Je suis navrée. Si quelque chose disparaissait, Monsieur Stenson a sous-entendu que cela me serait reproché.
— Un vrai amour, votre chef. C'est Fellow qui m'a invité, pas vous.
— J'ai mes ordres.
Je soupirai.
— Si vous vous retournez, je promets de rendre le savon.
Elle esquissa un sourire et accepta de faire face à la porte. Je me déshabillai en vitesse, plus intéressée par le lit que la baignoire. J'y glissai un pied.
— Aouch, c'est chaud !
— Voulez-vous que je rajoute de l'eau froide ?
— Merci, mais je ne veux pas vous embêter, je ne suis pas une inadaptée de noble, je peux me débrouiller.
Elle retint un rire. Si je pouvais gagner sa sympathie, j'arriverais peut-être à glaner quelques informations sur Thomas Fellow et fuir avant qu'il ne soit trop tard. Je réussis à m'immerger dans cette eau trop chaude pour mon corps habitué au froid de la rue et attrapai le savon. Je me pris à apprécier cette baignade imposée.
— Est-ce que vous voyez souvent Fellow ? lançais-je timidement.
— Pour ma part, non, je m'occupe surtout des chambres quand elles sont vides. Il vient quelques jours tous les mois, mais je le croise peu.
— Dommage...
— Cela dit, de ce que je perçois, même s'il est étrange, il fait partie des rares personnes qui nous saluent et ne font pas comme si nous étions invisibles.
Un bon point à son crédit. Si je mettais de côté sa condescendance, il n'avait pas souligné que son rang était au-dessus du mien, ou de celui du Professeur.
— Quel est votre lien avec Sir Thomas ? Je ne devrais pas, mais je suis curieuse. Votre arrivée était si... étrange.
Comme si j'avais pu définir notre relation d'une journée...
— Pour faire simple, il vient de m'embaucher pour l'aider dans ses enquêtes. Il y a à peine une heure.
Elle se retourna d'enthousiasme, m'obligeant à m'enfoncer dans la baignoire en bois pour préserver mon intimité.
— Comme cela doit être excitant !
Outre son jeu d'actrice discutable, son regard tentait de percer la surface de l'eau.
— Soyez honnête, mon grand ami Stenson ne vous aurait pas également demandé de vous assurer que ma place était bien à l'étage des dames ?
Mal à l'aise, Margareth piqua un fard avant de se retourner.
— Il faut l'excuser, c'est son rôle de veiller à ce que tout soit en ordre dans la maison. Et un homme chez les femmes ferait si mauvais genre. Si cela se savait... Monsieur Stenson ne fait pas confiance à Sir Thomas. Il le trouve irrespectueux des conventions de notre société. Pour lui Sir Thomas fait injure à sa position, à son âge il devrait participer à la gestion des affaires de sa famille, ou considérer un vrai métier, mais certainement pas vaquer à travers le pays au gré de ses passions du moment.
— Je suis médusée d'apprendre que Stenson a un avis si avant-gardiste, ironisai-je. Et vous, qu'en pensez-vous ?
— En vérité ? Je pense que je vous envie, même si je n'aurais pas votre courage.
— Ce n'est pas du courage, Margareth, c'est simplement ma meilleure chance de quitter la rue. Et me trouver au chaud dans ce bain prouve que ce n'est pas un si mauvais choix !
Sur ces mots, je plongeai la tête sous la surface mousseuse. En plus de me permettre de passer pour un garçon, ma coupe courte se lavait et se séchait bien plus aisément qu'une chevelure comme la femme de chambre. Je ressortis de l'eau et attrapai la serviette qui m'attendait sur un tabouret. Alors que je m'y enroulais, Margareth se retourna, prête à me tendre la chemise de nuit. Je l'enfilai, non sans lui avoir demandé de fermer les yeux.
— Je n'arrive toujours pas à savoir si je peux faire confiance à Fellow...
— J'aimerais pouvoir vous aider, Made...
— Eli !
— Mademoiselle Eli, mais à part vous redire qu'il se comporte bien avec nous, je n'ai point d'éléments à vous apporter. Si cela peut vous rassurer, je le vois mal lever la main sur quelqu'un.
Pas comme Eddie Grandes Mains, qui n'hésitait pas à jouer de ses appendices.
Je me précipitai sur Margareth en chemin pour ramasser mes haillons. Je les lui arrachai de justesse. Je ne tenais pas à ce que le poids de mes poches l'intrigue.
— Je suis désolée, mes vêtements sont trop sales, j'ai honte que vous y touchiez. Vous m'indiquerez demain où je peux les jeter. Pour le moment, au lit ! Vous devez autant en rêver que moi.
La jeune femme me sourit poliment puis me raccompagna jusqu'à ma chambre. Une fois la porte refermée, je la bloquai avec la chaise, avant de sortir ma cagnotte du jour et de l'étaler sur le couvre-lit. Il manquait encore les dix livres promises en plus des deux déjà présentes, mais il y avait ce cristal bien mystérieux. Disparaître avec mon butin pendant la nuit ou rester pour percer son secret ?
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Elisabeth Magpie et les cristaux de lumières
FantastiqueDans un monde sous la domination de l'Empire Victorien, Eli, jeune orpheline des rues est recrutée par le singulier Sir Thomas Fellow pour l'épauler sur l'assassinat du professeur Chipperfield. Ils découvrent alors que ce dernier étudiait d'étranges...