I. Un chant dans l'ombre

52 2 4
                                    

Osmanlie,

Mois de l'espoir, An 2011, après la Clarté.

Ce fut la première nuit où les étoiles me semblaient si distinctes. Le ciel avait pour Reine une lune que j'aurai pensé capable de m'avaler tant elle était majestueuse. Ici, parmi ce territoire sauvage, la toile nocturne s'étendait à l'infini. Il n'y avait aucune bâtisse pour la voiler, la tâcher des poussières rejetées par les convois allants et venants dans les rues ensevelies de bourdonnements souvent moroses.

Non, à la place, j'avais droit aux vibrations rythmées des cordes qui glissaient entre les doigts d'une femme haute en couleurs, mêlées à la cadence des voix profondes de ses deux sœurs. Assise à même la terre, le dos appuyé contre le flan d'un cheval endormi, je voyais le monde au-delà des murs de marbre dans lesquels mes dix premières années s'étaient déroulées.

A cet instant, je n'avais que pour envie d'abandonner le passé et de me laisser bercer par la mélodie des voyageuses. Je me sentais à l'abri, en sécurité dans une bulle qu'aucune malveillance ne pourrait franchir. Toujours animée d'une pensée tout à fait enfantine, j'ignorai également si le souffle de notre feu de camp était la raison de cette chaleur inondant mon visage, ou si la cause se trouvait plutôt au creux du vide de cette bouteille que la femme à la guitare, Clotho, m'avait offerte quelques minutes auparavant.

"C'est un excellent remontant dans les moments les plus pénibles. Tu t'es bien requinquée depuis qu'on t'as trouvée ma petite, mais tu en auras besoin pour tenir la route si tu souhaites nous accompagner jusqu'en Amasya. T'en fais pas, j'ai commencée à ton âge moi aussi et je suis toujours en pleine forme à quarante ans !", avait-elle ricané, montrant quelques-unes de ses dents absentes.

Oui, j'ai été innocente fut un temps, moi aussi.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que ces dames ne passaient pas inaperçues; elles étaient même un peu étranges avec leurs grandes parures de bijoux ainsi que leurs différentes sauges et encens disséminés un peu partout dans leur cariole. Des diseuses de bonnes aventures. C'était ça, leur profession.

Moi, à l'époque, je n'y voyait qu'un gagne-pain en échange d'une illusion qu'allaient poursuivre quelques personnes égarées. Elles ne cherchèrent pas à me contredire, bien au contraire. Seulement, leur regard sombre m'inspiraient une connaissance bien avérée dont elles seules en possédaient le secret.

"Ma petite..." commençait la plus jeune des sœurs, Atropos, me pointant du bout de ses longs et maigres doigts. "Il y a tant de choses que tu ignores en ce monde. Tu serais surprise des évènements qui vont t'arriver. Tu auras beaucoup, beaucoup trop de vies qui défileront entre tes mains..."

Je n'avais que dix ans. A mon jeune âge et entre les mains d'un monde inconnu, j'avais besoin de retrouver un semblant de repères moi aussi. J'avais besoin de combler le vide de l'âme ébréchée que je portai, les bras tremblants d'épuisement et de détresse. Je n'avais plus rien. Je voulais savoir, je voulais des réponses. Lachésis, la cadette, me murmura alors;

"L'alchimiste se liera à ton ombre. L'homme du pays blanc forgera tes griffes. L'immortelle t'offrira le récit d'une trace du passé. Et le dragon te rendra le gardien que tu perdras."

Des mots dénués de sens pour l'enfant.

"Tes yeux... ils sont d'un vert si profond... ils voient ce que d'autres ne peuvent."

Une prophétie pour l'adulte en devenir.

Je ne comprenais pas. Ce n'était pas ce dont j'avais besoin comme réponse.

"Tut tut, petite pressée ! Tu en as eu suffisamment. Sois patiente, tu finiras par y croire..."

Mouais... Je pense que le regard dubitatif que je leur ai lancé en disait long sur mon opinion à ce sujet. Des paroles simples à prononcer, dignes des contes que me lisaient ma mère. Selon leurs dires, des bribes de l'avenir d'autrui se présentaient à elles par une simple demande au travers de différentes cartes. Cartes qui, visiblement, étaient toutefois incapables de retracer la mémoire d'une personne.

J'aurai aimé comprendre l'origine de notre rencontre. Tout ce dont je me souviens, c'est de m'être réveillée dans cette roulotte à leur côté, leur visage inquiet scrutant le moindre détail de ma peau hâlée et mes cheveux d'ébène, étonnamment similaires aux leurs. Elles m'ont dit qu'elles m'avaient trouvée inconsciente dans un sentier près de la citée d'Aria, présumant que la fatigue m'aurait emportée et que je n'avais probablement pas été nourrie depuis plusieurs jours, au vu de la hargne avec laquelle j'avais dévorée une partie des vivres gracieusement offerts par leurs soins.

Jamais elles ne m'avaient posé la moindre question sur l'origine de ces évènements. Peut-être leur fameux "Destin" le leur avait déjà partagé, je l'ignorai. Et j'avais beau essayer de retracer le cheminement qui m'aurait mené jusqu'à elles, un flou entachait ma mémoire à partir du moment où un timbre masculin me hurlait de fuir. Celui de la personne qui m'a élevé après cet incendie, dans lequel l'on m'a déjà ordonné de m'enfuir une première foi auparavant.

La peur. La panique. L'incompréhension. L'abandon.

Ils gravitaient en moi à la seconde où les flammes dansaient de nouveau dans mon esprit.

Fuir, je n'avais fait que ça. Je ne savais même pas pourquoi les personnes que j'ai aimées avaient sombrées dans l'inconnu, ni même comment. L'abandon était la seule compagnie qu'il me restait pour me morfondre. Et ne sachant que faire ni où aller sans la moindre trace de ma famille, je m'accrochai aveuglément aux restes de compassion dont pouvaient faire preuve le premier être humain qui accepterai de me tendre la main. Je ne voulais surtout pas être seule, plus jamais.

Quelqu'un m'attendait au pied des montagnes du Kohest, vers l'Amasya. Du moins, les trois sœurs m'assuraient que leur destination serait un lieu sûr pour m'y déposer. Il m'avait fallu beaucoup d'entêtement pour les convaincre de me faire une place au sein de leur voyage; l'Osmanlie étant la traversée la plus dangereuse. Et finalement, l'idée de bercer une enfant dans les traditions de leur pays d'origine leur avait semblée bien plus exaltante que la laisser croupir dans un lieu où son sort serait incertain.

Ah, je savais comme elles étaient près de leur or. Elles n'auraient pas hésité à m'envoyer remplir quelques corvées en guise de rétributions si je n'avais pas été aussi bon public à chacune de leur soirée mélodieuse comme celle-ci. Je pense que leurs âmes à elles aussi, au-delà d'une sagesse acquise par bien de mésaventures, avaient trouvées du réconfort en ma candeur en ce temps-là.

Les chants veloutés des deux cadettes refermaient lentement mes paupières. Comme si les bras de mes parents me portaient dans un lit douillet où mes cauchemars disparaîtraient éternellement. Le son des cordes s'évanouit, doucement. Dans une cadence presque imperceptible, Morphée s'approcha de mon corps si frêle, et lui offrit un profond sommeil.

A mon réveil, le sang tambourinait à mes tempes. Mes yeux ne discernaient plus grand-chose, si ce n'était qu'une immense silhouette se tenant face à moi. Était-ce un homme ? Un monstre ?

Je pense que le remontant de Clotho faisait toujours un poil trop d'effets pour laisser libre cours à mon analyse.

"Nous te laissons entre les mains de l'Empereur Dragon, ma petite. Bienvenue en Amasya."

~*~


A l'encre de notre sang - [Aria JDR]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant