IX. L'assassin déchue

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Vint alors mon tour.

La chaleur des flammes dansait sur ma peau hâlée, évoquant les derniers rayons du soleil couchant d'Amasya, ce même soleil qui m'avait forgée, brûlée, endurcie. Je me tenais légèrement en retrait, dans l'ombre des feuillages, loin de leur cercle, mais pas assez pour échapper à leurs yeux curieux. Je sentais leurs regards peser sur moi, avides et perçants, comme des lames cherchant à percer mon armure de tissus et de voiles qui ne laissait entrevoir le moindre fragment de peau à découvert, en dehors de mon visage. Je suppose que la cicatrice sur ma joue laissait supposer que j'en dissimulais bien d'autres encore, notamment sous ce foulard noué autour de mon cou.

La forêt était trop silencieuse, trop pesante. Chaque seconde qui passait me semblait interminable. Le manque d'alcool se faisait cruellement sentir; j'aurais tué pour un verre, juste assez pour me détendre, pour endormir cette vigilance qui me pesait. Là, au milieu de ces inconnus, je me sentais comme un animal traqué, piégée dans la lumière des flammes. Baisser ma garde n'était pas une option, mais si je voulais faire partie de ce voyage, je devais bien faire semblant de jouer le jeu. Juste un peu.

Je pris une grande inspiration. Mon cœur battait contre mes côtes comme un tambour enragé.

"D'Amasya" répondais-je, la voix un peu rauque. "Elles ont été forgées par l'un des plus grands forgerons de mon pays..."

Ils attendaient toujours, silencieux. J'avais oublié l'essentiel.

"Ah, oui... Je m'appelle Byeol. Byeol Saidan. C'est le nom qu'on m'a donné lorsque j'ai rejoint la garde de l'Empereur Dragon d'Amasya, il y a treize ans."

Ils restaient suspendus à mes lèvres, ces inconnus, ces voyageurs que je devais convaincre de ma loyauté, du moins pour le moment. Il fallait en dire plus. Faire comme eux pour mieux se camoufler dans la masse. Je n'avais aucune envie de raconter mon histoire, mais je n'avais pas vraiment le choix. Raconter ce qu'ils attendaient, ne donner que le strict minimum, inventer si nécessaire, mais surtout ne pas leur donner de raisons de douter de celle qui venait de les sauver. Personne ici ne semblait vraiment connaître l'Amasya, pas même notre érudite à la mémoire défaillante. Cela jouait en ma faveur. 

Je pouvais sentir leur attention s'attarder sur l'immensité de ma natte de charbon qui bougea lorsque je me redressai légèrement, en souvenir des innombrables victoires que j'avais arrachées à mes ennemis. Je me réinstallai plus solidement sur le tronc, croisant les bras devant moi, essayant de dissimuler cette méfiance qui me collait à la peau comme une seconde nature. L'essentiel était de ne pas trop en dire, tout en donnant l'impression d'en offrir suffisamment. Ils devaient se sentir rassurés, convaincus, assez pour ne pas fouiller plus loin dans mon passé.

"J'ai fui mon pays..."

Je marquai une pause, laissant mes mots flotter un instant dans l'air lourd. 

"...après ma défaite contre un homme portant un masque blanc. Il ne venait clairement pas d'Amasya. Et maintenant, j'erre ici, dans ce royaume. Je ne me souviens plus de grand-chose de mon enfance, mais je suis persuadée d'avoir vécu ici, à Aria. J'espère y trouver des réponses, savoir d'où je viens vraiment et qui était cet homme..."

Je m'arrêtai là. Leur dire que j'étais une tueuse, une machine à exécuter les ordres d'un l'Empereur que je n'avais qu'à peine côtoyé en personne ? Bien sûr que non. Ils pourraient facilement basculer dans la peur, rompre ce semblant de confiance qu'ils m'accordaient et décider de se débarrasser de moi. Ils auraient tort, bien sûr. Mais je ne pouvais pas prendre ce risque. Pas maintenant.

Peut-être, pensais-je en observant leurs visages pensifs, peut-être cela suffirait-il pour ce soir. Peut-être qu'ils accepteraient mes mots sans en demander davantage. Ou peut-être que je devrais, à un moment donné, leur rappeler pourquoi il était dangereux de poser trop de questions.

"Tu as fui ton pays juste parce que tu as perdu un combat ?"  lança notre forgeron de fortune de sa voix puissante.

C'était maintenant ou jamais. Un faux pas, et je serais démasquée. Un aveu mal placé, et ils deviendraient des ennemis plutôt que des alliés. Je relevai les yeux, le fixant avec une intensité qui aurait dû le faire taire.

"La défaite est synonyme de mort là d'où je viens. J'ai refusé de mourir en perdante. Mais je retrouverai mon honneur, auprès de l'Empereur, si le Destin me le permet."

Je sentais leurs regards peser sur moi. Ils se demandaient tous, sans doute, si voyager avec moi était une bonne idée. J'étais à deux doigts d'être démasquée, je le sentais. Ils allaient creuser, ils allaient insister, et je n'aurais plus d'autre choix que de les éliminer ou de fuir. Même s'ils ne représentaient pas le moindre risque de m'exécuter, je ne pouvais pas leur laisser l'opportunité de me mentionner. Ceux que j'avais autrefois appelés mes frères d'armes me traquaient toujours. Leur couper la langue ? Ils auraient encore leurs mains pour écrire. Et un homme sans langue, ni mains, ne valait pas la peine de vivre.

Mes doigts se crispèrent sur la ceinture de soie qui entourait ma taille, mes ongles s'enfonçant dans le tissu près de mes armes, tandis que mon cœur battait plus fort, plus vite. 

"Tu ne sembles pas très bavarde." soupira Gunnar dans un haussement d'épaules. "Mais c'est suffisant, je pense."

Je clignai des yeux, surprise.

"C'est une très bonne chose d'avoir une guerrière à nos côtés. Nous aurons sûrement besoin de nous défendre à maintes reprises. J'ai une dette de vie envers toi pour nous avoir aidés, alors je m'occuperai de tes armes avec plaisir."

Je ne m'attendais pas à un tel répit. Cette réaction bienveillante m'était plutôt inconnue. D'habitude, mes échanges avec des inconnus, en dehors du Domaine de l'Empereur, prenaient une tournure bien différente. Ils finissaient, pour la plupart, dans un bain de sang, leurs paroles étant coupées net par le bruit sourd du métal tranchant dans le vif.

Je restai silencieuse. Il n'y avait eu aucune insistance, aucune suspicion manifeste. Je ne savais plus quoi penser. L'amabilité de ces gens paraissait honnête, mais j'avais appris à mes dépens que la sincérité pouvait être une arme aussi tranchante qu'une lame bien affûtée.

Pour l'instant, je pouvais me permettre d'accepter cette offre, tout en gardant une distance prudente. S'ils me la mettait à l'envers, je serais prête à frapper la première.

~*~
Anecdote: Byeol à été inspirée par mon chat, qui porte le nom d'Arya... nom inspiré lui-même du personnage de Games of Thrones xD

A l'encre de notre sang - [Aria JDR]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant