"Ne me dites pas que je vais devoir manger avec les doigts ! Oh, Seigneur, mon manteau..."
"Mais qu'est-ce qu'elle geint, la blonde !"
"Qu'est-ce qu'il a, le chauve ?"
Autour du feu crépitant, nous savourions le sanglier rôti avec un appétit vorace, heureux de combler le vide béant de nos estomacs. Le blondinet tenait du bout des doigts un morceau juteux que le plus petit venait de lui servir, grimaçant tout en le maintenant à distance de ses genoux couverts de sa tenue immaculée, quoique déjà marquée de parts et d'autres de traces d'herbes et de terre. J'observais les deux hommes engagés dans un duel de regards, cherchant à deviner lequel des deux céderait le premier entre la grande perche et le petit ronchon. Au besoin, je me serais proposée volontiers pour mettre fin à leur dispute en tranchant la tête de l'un d'eux. Mais bon... ce n'était pas très conventionnel, tout ça. Et puis, me dévoiler si vite porterait atteinte à ma sécurité, du moins, tant que je n'en savais pas plus à leur sujet.
"Tu t'y habitueras.", lançais je à l'égard du plus plaintif. "Profite de cet instant, il ne se répètera peut-être pas avant un moment."
"Je ne suis pas contre l'idée de souffler un peu, moi aussi.", ajouta la femme aux cheveux et aux yeux bicolores, d'une voix calme. "Mais je suis contre celle de partager un repas avec des inconnus... Si nous faisions les présentations ? Vous n'avez pas l'air d'être du coin, vous tous, je suis curieuse de savoir ce qui nous a réunis..."
J'observais son regard vagabonder d'un visage à l'autre, et plus particulièrement sur celui du blond qui ne s'en soucia pas le moins du monde, trop occupé à balayer ses mèches capricieuses, tombantes sur sa nourriture. Les yeux plissés, elle scrutait jusqu'à la moindre bouchée, comme si une information cruciale lui échappait.
"Et bien...", commença celui-ci en lapant soigneusement le bout de ses doigts, dégustant les quelques restes de son repas. "Je propose de commencer."
Et dans une révérence digne d'un homme hautement distingué, il se dévoila à nous. Son visage, encadré d'une longue chevelure en cascade sur ses épaules, marquait un curieux équilibre entre la maturité et une innocence angélique. J'étais certaine qu'il usait de ses grands airs pour charmer avec aisance les demoiselles. Il n'était pas désagréable à regarder. Mais j'optais tout de même pour une préférence envers les têtes de lézard.
Ses yeux d'or transpiraient la suffisance et une fierté non dissimulée. Ma lame avait côtoyée bien des hommes comme lui, par le passé. Des pourris hautains pour la plupart, sans grande considération pour un peuple dont le sang permettait de les alimenter. Je ne pouvais plus me défaire de l'idée d'une appartenance à la noblesse, que soulignaient également les fresques de bronze et de chaînes ornées tout autour de son crâne. Pourtant, quelque chose dans son attitude, dans cette fausse insouciance, me susurra de ne pas le prendre pour l'idiot qu'il se plaisait à jouer, peut-être même sans en avoir conscience lui-même.
"Mesdames, monsieur, je me nomme Dereek Von Trunkel. Je viens de l'Académie d'Alchimistes de Kniga."
Alchi... quoi ?
"Pardon, mais... c'est quoi, un alchimiste ?", questionnais je, avant que je ne me perde dans le flux d'informations que je sentais approcher.
L'on aurait put me faire part de toutes les histoires les plus sordides, j'y aurais été parfaitement crédule, tant cette contrée m'inspirait l'inconnu. Une raison de plus pour préserver mes sens en alerte et ne pas perdre de vue ne serait-ce qu'un seul micromouvement.
"Mais enfin, tu n'a jamais entendu parlé de nous ?", s'offusqua le dénommé Dereek, les yeux ronds. "C'est un crime !"
"Pour ton information, je ne viens pas d'Aria. Je suis étrangère à vos coutumes."
Ce serait toujours ça de moins à préciser, lorsque mon tour de présentation viendra.
"Je vais m'empresser de refaire ton éducation. Un alchimiste, c'est un homme de sciences capable de créer des potions à partir de substances naturelles. C'est un peu comme de la cuisine, avec... disons, un peu plus d'effets."
Un homme de sciences. Ces termes ne m'étaient pas totalement inconnus et résonnaient comme de vagues réminiscences que j'aurais connues, il y à de cela bien longtemps avant mes premiers pas en Amasya. Cela s'apparentait à la parfaite antithèse des forces sages et ancestrales que l'on enseignait, là-bas.
"Kniga ? C'est vrai, tu viens de Kniga ?"
Au diable la hache de guerre, le petit homme s'arma d'un enthousiasme fulgurant à l'entente de son origine. J'ignorais qu'un ton jovial pouvait s'échapper de cette barbe bien épaisse.
"Oui... J'ai eu quelques différents, avec sa populace. Voyez-vous, je suis un fervent défenseur de la cause animale et mes recherches étaient principalement axées sur eux. Mais à Kniga, les animaux sont illégaux et perçus comme des objets, des sujets d'expériences. J'avais un rival, là-bas, qui ne comprenait pas ce pour quoi je me battais, lorsque je lui disais vouloir faire évoluer les mentalités. Un jour, après avoir enfin fabriqué la potion dont je rêvais tant, j'ai eu quelques... problèmes avec l'alcool."
Oh. Peut-être l'apprécierais-je.
"Avec l'alcool ? Ah ouais ? Tu m'en diras tant."
Le jeune homme ignora visiblement le commentaire concerné de la seconde femme. Ne me dites pas qu'ils avaient tous un penchant pour cette addiction, tout de même ? Mes futures bouteilles de vin disparaîtraient à vue d'œil avec eux !
"J'ai fini en prison, hélas. J'avais aussi un maître, Monsieur Ingramus, qui, je pense, était jaloux de mon génie. Il m'a confié la tâche de retrouver le Sceptre légendaire et de le ramener, grâce auquel je pourrais retrouver ma dignité. Et puis, l'idée de devenir un héros me plaît plutôt bien. Alors, j'ai accepté et je suis parti en voyage. Ne me demandez pas avec qui, je ne me souviens plus puisque j'ai échoué près de Voide. J'y ai alors croisé un homme qui m'appris à communiquer avec les animaux et m'a conté l'histoire d'un animal doué de conscience, détenant apparemment la clé pour sauver la cause animale. Me voilà donc, en quête du sceptre et de cet animal afin de retourner chez moi."
En dépit de son dédain apparent pour la situation dans laquelle il se retrouvait, je ne pouvais néanmoins passer outre sa détermination à poursuivre une cause qui lui était juste. Son combat était touchant, son récit intriguant, mais disait-il l'entière vérité ? Il n'y avait aucune certitude qu'un homme de son rang soit fiable.
Je garderais un œil sur lui, ne pouvant m'empêcher de me questionner quant à la sécurité de ses pratiques d' "alchimiste". Lui aussi, semblait prêt à entretenir un regard prolongé envers ma personne, mais également auprès de l'autre femme. Ses yeux parcouraient nos silhouettes de la tête aux pieds, analysant chaque détail avec une précision presque clinique. Pourtant, il n'y avait aucune trace de perversité ou de désir lubrique dans son regard. Au contraire, il semblait étrangement respectueux, comme s'il tentait d'imprimer nos traits dans sa mémoire avec une certaine vénération. Peut-être trouvait-il simplement quelque chose d'agréable à contempler, quelque chose qu'il jugeait digne d'être gravé dans son esprit.
Et d'une voix plus suave, il interpella notre camarade.
"Et toi, ma douce ? D'où viens-tu ?"
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A l'encre de notre sang - [Aria JDR]
FantasyA nos rires, nos peines. A notre histoire et à notre destinée gravés parmi ces lignes, à jamais protégés de l'oubli. Je vous offre les mémoires d'une ancienne assassine et de ses trois compagnons, dans le cœur du Royaume d'Aria. Codex d'aventuriers...