Le temps cessa sa course, les bribes d'un instant. Seul le feu crépitant murmurait dans le silence laissé par la confrontation visuelle des deux étrangers. Les yeux bicolores de la femme ne se détournait plus de son interlocuteur. Elle les gardait plissés, comme s'ils capturaient la nature d'une énigme qui échappait à notre compréhension.
"Dereek... tu ne te souviens donc pas ?" osa-t-elle faiblement questionner, prudente.
"De quoi donc, ma chère ?"
Bien entendu, la réponse de Dereek se drapait d'une profonde insouciance. Elle se ravisa alors, s'enfonçant timidement dans l'épaisseur délabrée de ce qui lui servait de tunique, tâchée par endroits de... sang séché ? Un simple marchand aurait put croire aux effluves d'un fruit. Une assassine, elle, n'avait que trop sali ses tuniques de ce même rouge pour ne pas le reconnaître. Provenait-il d'une ancienne blessure ? D'un animal chassé, peut-être ?
"Oh... non, ce n'est rien. J'ai dû me tromper. Pardonnez-moi, ma mémoire est ancienne et mes souvenirs sont parfois confus..."
"Il n'en est rien." rassura le timbre courtois de l'alchimiste. "Pour toi, nous avons tout notre temps. N'est-ce pas, les gueux ?"
Oh que oui. Nous aurons bien du temps à consacrer à l'incision de cette langue bien odieuse, si ce soi-disant noble daignait encore une foi à m'insulter. J'entendis le petit homme bougonner à mes côtés, dans un dialecte fermement interdit aux oreilles des mioches trop sages. Fort heureusement, cela ne perturba ni notre blond délicat, ni notre dame mystérieuse.
"Très bien. Je vais vous raconter."
Et doucement, elle se débarrassa d'une certaine hésitation pour se redresser, épousant pleinement la rencontre avec chacun d'entre nous. Ni jeunes, ni âgés, les tracés de son visage défiaient les lois du temps. Les sourcils froncés, elle semblait avoir particulièrement besoin de se concentrer pour rassembler les fragments de son histoire. Ses longs doigts pointus trituraient les nattes enroulées en deux chignons au sommet de sa tête, à la dualité chromatique toute aussi étonnante que ses prunelles. Oscillant entre le rose de l'aurore et le vert des feuillages, ces dernières scintillaient d'une sagesse qui n'était pas sans me rappeler celle que j'avais déjà vue, incarnée par la Déité que j'avais priée maintes fois.
"Je me nomme Sélène. Je... je sais que c'est difficile à croire, mais... j'ai plus de mille ans. Je suis incapable de mourir de vieillesse."
Plus de... Impossible. Elle avait cédée à la folie. Je ne doutais pas d'un vécu tumultueux. Ses cernes en étaient même témoins, contrastant avec sa peau d'une pâleur terrifiante que je n'avais vue que sur des cadavres. Mais pour avoir mis fin à de nombreuses vies humaines, j'étais incapable de croire à l'existence d'un miracle capable de contourner l'inéluctable de l'existence. Que vaudrait cette dernière si nous ne pouvions pas la perdre à tout moment ? Même les Dragons mourraient, au terme de leurs longues années de règne.
"Oh... tu sembles pourtant à peine dépasser la vingtaine, ma douce."
Et le pire ? C'est que l'alchimiste l'encouragea dans sa réponse. Ils avaient définitivement tous un grain, dans ce pays.
"Merci, Dereek."
Danger. C'est en tout cas ce que m'inspiraient le pointu de ses canines, lorsque la dénommée Sélène sourit au compliment. Je fis aussitôt le lien avec les anciennes traces apparentes sur ses vêtements, prête à me défendre au besoin. Elle n'était pas ordinaire. Du moins, pas totalement. Pourtant, je ne savais que penser de... cette personne, ou que sais-je. Il n'y avait aucune animosité dans cette allure surnaturelle, seulement les bribes d'une appartenance à quelque chose qui me dépassait. Je me surpris même à songer au réconfort et à la sécurité qu'une mère portait à son enfant, dans la douceur de sa voix. Mais je ne me laisserais pas piéger pour autant par la nostalgie d'un souvenir oublié.
"Mais il faut me croire..." poursuivit la sage. "Je viens d'un ancien sanctuaire, où vivaient les sorciers du Kohest."
Kohest... les montagnes du Kohest ? Oui... J'avais parcourue ces lieux. C'était là que l'Empereur Dragon m'avait recueillie entre les mains des Osmanliennes.
"A cette époque, nos cercles rassemblaient des communautés mixtes, accueillant les hommes aussi bien que les femmes, sans distinctions. Nous étions un peuple solitaire, où notre quotidien se résumait à la méditation et à l'étude de la magie des éléments naturels. Seulement, cet ordre fut troublé par une idée sordide que de nombreuses sorcières approuvèrent. Les femmes étaient nombreuses, surpassant de loin les hommes que nous comptions en notre sein. Et pas que, elles étaient aussi avides de savoirs et de puissance, à un point où les rituels antiques ne leur suffisaient plus. Alors, elles décidèrent de chasser les hommes de nos clans et pactisèrent avec la Déesse Araignée pour maîtriser la magie de la Mort."
Oh, encore un point qui m'était vaguement familier.
"Moi, je faisais partie des quelques exceptions à ne pas accepter leurs principes et je me suis donc ralliée à la cause des sorciers. Mais... les sorcières ne sont pas les êtres les plus enclins au pardon. Je devais payer ma trahison. Dans ce monde, il existe une tapisserie qui retrace l'histoire de l'humanité, capable d'altérer le cours du Destin, où chaque existence s'y trouve. Alors elles ont retirées mon fil de cette toile... me condamnant à une vie d'immortalité, où j'ai errée dans cette forêt, longtemps, très longtemps..."
"Pourquoi n'as-tu tout simplement jamais remis ton fil sur la toile ? Ça paraît logique, non ?"
Tiens donc, j'avais presque oublié notre dernier camarade et son tact légendaire.
"J'ignore où elle se trouve, je... pense que les sorcières m'ont également retirées ce souvenir." continua plus lentement Sélène, comme si elle prenait le temps de chercher soigneusement les informations dans sa mémoire. "Mais il y à peut-être un jour, une semaine ou un mois... Quelqu'un à croisé l'arbre dans lequel je vis depuis, tout près d'ici... de ce dont je me souviens, c'est qu'il m'a parlé d'une fleur unique et dotée de grands pouvoirs. Et je crois qu'elle est capable de rendre son âme à une créature vivante et consciente. Tout ce que je recherche, c'est le moyen de me sentir de nouveau en vie et il se trouve quelque part, en ce monde."
Je ne savais toujours pas s'il était judicieux de croire ou non en l'intégralité de ses propos. Elle-même semblait en douter et il était possible que sa mémoire ait été altérée au point de confondre les temporalités. Même si j'avais déjà vu la magie de la Mort à l'œuvre, je ne possédais aucun savoir concernant le monde des sorciers et sorcières à proprement parlé. Je suppose que Sélène n'en restait pas moins l'érudit qu'elle prétendait être. Après tout, un tel vécu ne pouvais laisser présager qu'un savoir immense.
Et si elle vivait ici, j'espérais que ses connaissances soient les bienvenues pour nous guider à travers la densité immense de ces arbres. Cet endroit regorgeait sans doute de secrets, mais sa mémoire débordait d'une incertitude qui la rendait probablement toute aussi novice que nous en ces lieux.
Et puis, ce fut le troisième voyageur qui bomba le torse pour prendre parole.
"Bon, je sais pas vraiment dans quoi on s'est embarqués. Mais les histoires de guerres de clans, ça me connaît bien !"
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A l'encre de notre sang - [Aria JDR]
FantasyA nos rires, nos peines. A notre histoire et à notre destinée gravés parmi ces lignes, à jamais protégés de l'oubli. Je vous offre les mémoires d'une ancienne assassine et de ses trois compagnons, dans le cœur du Royaume d'Aria. Codex d'aventuriers...