Altaïr
Amadouer les gardes avec ce que nous leurs proposions comme objets de valeur fut un jeu d'enfants. Si Soan, qui siffle une chanson alors que nous déambulons sur la route, avait compris un peu plus tôt qu'il avait été trahi par son contact, nous pourrions être en train nous reposer dans une auberge à l'heure qu'il est.
D'autres réfugiés marchent devant en silence, ils viennent de tout perdre et ne pensent sans doute qu'à une chose : fuir les combats, ainsi qu'un nouveau pouvoir potentiellement instable si Asmar est renversé.
Alors que tant de misère rôde aux alentours, pourquoi se montre-t-il si enjoué ?
J'en arrive à me demander si son attitude dénote toujours autant de celle des gens qui l'entourent, ou si c'est juste sa façon à lui d'évacuer la tension et digérer sa nouvelle condition d'exilé. Je ne lui poserai pas la question tout de suite, cela en reviendrait à le confronter. Non, je préfère les observer, juger de leur personnalité respective. Je veux comprendre la dynamique et les relations d'influence qui existent entre lui et Nouriya.
Je ne cherche pas à les connaître pour pouvoir me fier à l'un d'entre eux en particulier, mais plutôt parce que plus j'en sais à leur propos, et plus je peux me protéger. Je déteste le fait de mettre ma vie entre les mains de quelqu'un qui pourrait me trahir, par nécessité ou caprice du destin. Au cours de ma vie, j'ai accordé ma confiance trois fois. Deux par obligation et une par choix.
Pour chacune de ces preuves de confiance offertes, j'ai reçu un coup de couteau dans le dos.
Soan effectue un saut et arrache une tige de feuilles, qu'il s'enroule autour de son crâne, hilare.
— Une couronne pour le roi, prononce-t-il d'un ton complaisant.
Nouriya roule des yeux qu'elle lève en l'air quand je tourne la tête pour voir sa réaction.
Il est fou, doit-elle être en train de se dire.
Je me souviens qu'Asmar me parlait de son bouffon. Il me répétait tout le temps que si j'avais la chance de le voir, il me ne manquerait pas de me faire beaucoup rire.
Malgré la peur qui m'envahit, je n'ose pas ralentir la cadence parce que je sais que si je le fais, ma fatigue et mon manque d'endurance auront définitivement raison de moi.
Je regarde tout autour de nous, tout à coup terrorisé à l'idée que tout ceci ne soit qu'une mascarade mise en scène par mon geôlier.
Il est impossible qu'Asmar ait orchestré tout ça, me rasséréné-je.
Après tout, nous sommes quand même sur un autre territoire.
Cette joie ostensible de la part de Soan n'est qu'une ruse, mais qui ne m'est pas destinée. Ce n'est qu'un stratagème ayant pour dessein d'apaiser la femme en colère qui nous sert de compagne de route. Si tel vraiment est le cas, c'est plutôt raté. Je dirais même que si un regard pouvait tuer, il serait mort depuis longtemps.
Comme lorsque j'étais dans ma cage, je songe à mes propres démons. La première trahison qui me toucha le fit quand la guerre civile éclata. Cette traîtrise, que certains considéreraient comme étant la plus déchirante de toute fut celle d'une mère vis-à-vis de son enfant.
La mienne n'est jamais venue me sortir de l'armoire où elle m'avait dissimulée. À la place, ce fut un homme en armure, au heaume noir comme l'intérieur de ma cache qui me prit par la main et me fit monter dans un chariot avec d'autres enfants en pleurs.
Pendant le trajet nous amenant au palais de Jawhira, je me souviens m'être demandé comment elle réagirait lorsqu'elle constaterait ma disparition. Je me suis dit que j'avais commis une erreur en suivant avec tant de docilité ce soldat.
Je trouve que j'étais plutôt sage quand j'y repense.
Mes jambes ont du mal à m'obéir depuis que nous sommes arrivés sur le rivage, mais je tente de dissimuler ma fatigue autant que possible. Ni Soan ni Nouriya ne seront assez forts pour me soutenir sur une longue distance.
Soan serait capable de m'achever, cela dit.
Ma deuxième trahison, c'est moi-même qui l'ait provoquée quand j'ai voulu faire confiance, car j'ai voulu aimer. L'amour que j'ai éprouvé pour ma maîtresse, Sephora, s'est retourné contre moi. Ce fut la pire de toutes, car j'étais alors à la frontière de la victoire suprême, celle qui m'aurait hissée à l'apogée de ma vie : le renversement du Sultan de Jawhira.
Je tenais le sultanat dans le creux de ma main.
— Sacré trotte jusqu'au premier village potable, dis donc.
Et là, je suis sur un chemin de terre à prendre la fuite, entouré par une concubine royale et un bouffon...
Par « potable », Soan signifie qu'il cherche un village avec une auberge. Libre, de préférence. Je ne réponds pas, mais tous deux semblent s'être habitués à mon mutisme.
Le problème est que nous avons déjà passé deux bourgs, et la nuit ne tardera pas à tomber. Le silence de Nouriya est éloquent et laisse deviner à merveille ce qu'elle pense.
Le premier village ne comportait malheureusement qu'une toute petite auberge qui affichait complet. Le deuxième n'était pas au goût de Soan, trop de nobles selon lui.
— Ça ne devrait plus être long maintenant, poursuit Soan, dans une tentative de faire réagir l'un de nous deux.
Au vu du nombre d'exilés qui se trouvent devant nous, je doute de l'assurance de Soan, mais je ne dis rien. Les habitations se font peu à peu plus nombreuses. Nous devons faire avec les gens qui nous espionnent par leur fenêtre ou qui nous lorgnent plantés sur le seuil de leur demeure.
La troisième trahison vint d'Asmar et de la confiance que j'avais placée en lui. Ma situation était alors délicate : ma tête avait été mise à prix par les Al Reyes à la suite de mon coup d'état raté contre leur dynastie. La protection d'Asmar m'aurait assuré un avenir moins misérable qu'attendu si j'avais été contraint de vagabonder dans les rues des Cités de Métal pour le restant de mes jours.
— Ah, qu'est-ce que je vous avais dit ? En plus nous tombons à pic, le soleil ne va pas tarder à se coucher.
Il prend une profonde inspiration et continue son monologue :
— Ce fut une dure journée de marche. Tu n'es pas d'accord ?
La question m'est adressée, je hoche affirmativement. Arrivés au cœur du village, la cohue s'intensifie autour de nous. La cacophonie qui règne m'épuise davantage et ma vue se brouille, mais je lutte.
— Il faut se dépêcher et mettre le prix, Soan. Je suis exténuée, et Altaïr aussi. Nous devons reprendre des forces pour la suite du voyage, supplie Nouriya.
En voilà une bonne idée, pensé-je.
Alors que je salue mentalement l'intervention pertinente de la jeune femme, mes jambes me font tout à coup faux bond. Je me cramponne de justesse sur l'arrière d'une charrette à laquelle deux bœufs sont attelés. Dans l'état actuel des choses, j'espère juste que le véhicule ne démarrera pas tout de suite et que je pourrai me redresser.
La voix douce et chaleureuse de Nouriya qui s'inquiète de mon moment de faiblesse parvient à mes oreilles. Bien que je veuille lui répondre de tout mon cœur, cela ne m'est malheureusement pas possible.
Soudain, le pire scénario se produit, et la charrette se met à rouler. J'essaye de m'accrocher et de reprendre mon équilibre, mais mes jambes ne sont pas capables de suivre la cadence, pourtant faible, du charriot. Après un déhanchement désarticulé, je lâche prise au premier effort demandé à mes bras, et je m'écroule.
En dépit du fait que mon crâne me lance terriblement, la dernière chose que je vois est une merveilleuse paire d'yeux, qu'on dirait façonnés avec pour ultime but la reddition immédiate de ceux qui croisent leur chemin.
Je ne peux pas sentir son souffle chaud, comme dans la chambre, mais je peux sentir sa paume venir se poser sur mon front avant de sombrer.
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Bringer Of Darkness [ Finaliste du concours Victoire sur Fyctia )
FantasíaCondamné à vivre dans un mutisme et une indifférence totale, Altaïr n'aspire qu'à une chose, en finir. Nouriya, l'épouse préférée d'Asmar, envisage de prendre de droit une liberté qui ne lui a jamais été offerte. Quand le palais est pris d'assaut, N...