La soirée se prolongea jusque tard dans la nuit. Grisés par la musique et le champagne, Charles et Alexandre s'éclipsèrent aux alentours de minuit pour explorer les recoins du château qu'ils n'avaient pas l'habitude de voir à de telles heures.
Leur petite incursion les conduisit à la salle bleue, qui avait toujours fasciné Alexandre. C'était une petite pièce qui donnait sur un des plus vieux arbres du parc royal, un chêne plusieurs fois centenaire majestueux. Au milieu de la pièce et face à la fenêtre se trouvait un chevalet. Les murs, quant à eux, étaient ornés de peintures de ce même arbre, certaines datant du siècle dernier. Les aristocrates du château utilisaient cet endroit pour peindre et ce chêne avait depuis toujours été un modèle d'entraînement. Il était rare qu'Alexandre trouve cette pièce inoccupée, aussi prit-il le temps d'observer les tableaux autour de lui et de porter ses yeux émerveillés sur les changements subtils du paysage que les peintres avaient capturés les uns après les autres.
À côté de lui, Charles l'observait, assis sur le canapé. Lorsque leurs regards souriants se croisèrent et que le chevalier lui fit signe de venir s'asseoir à côté de lui, l'écuyer fut à nouveau frappé par cette impression soudaine de partager un moment hors du temps. Qu'avait-il fait pour mériter un tel honneur ? La lueur de la bougie semblait faire sortir la silhouette de Charles de l'obscurité, accentuant ses traits délicats et la chaleur de ses yeux. Une œuvre d'art parmi les œuvres d'art. Submergé par des émotions qui menaçaient de faire imploser son cœur, Alexandre prétexta vouloir leur ramener quelque chose à manger pour sortir de la pièce et reprendre ses esprits. La course ne dura pas longtemps, mais l'aida grandement à se sentir un peu plus en possession de ses moyens lors de son retour.
Assis côte à côte, ils partagèrent une assiette de fruits et se racontèrent tout ce qu'ils avaient pu entendre lors du bal. Petit à petit, les rires laissèrent place à des sujets plus sérieux. Et alors que la fatigue commençait à alourdir les paupières d'Alexandre, Charles avait pris un air particulièrement sombre.
— Quelque chose vous préoccupe, Monsieur ? ne put-il s'empêcher de demander.
Charles lui répondit après avoir pris une profonde inspiration.
— Le prince de Conti veut m'inviter à intégrer le Secret du Roi...
Il laissa la phrase en suspens pendant un court instant, essayant de donner vie aux mots qu'il voulait ajouter en les traçant dans l'air d'un geste fatigué.
— Une sorte de... cabinet de services secrets..., finit-il d'une voix lasse. Bien entendu, je suis flatté et ça m'intéresse, mais avec la guerre qui arrive... Je ne sais pas trop ce qui m'attend. Et surtout...
Il s'était arrêté et Alexandre n'osait rien dire. Il était rare que Charles cherche autant ses mots, et cela ne faisait qu'augmenter l'inquiétude de l'écuyer. Quelque chose rongeait son maître. Cette certitude se renforça un peu plus lorsque le chevalier tourna la tête vers lui. Il y avait tellement de vulnérabilité et d'angoisse dans ses beaux yeux que le jeune homme dut réprimer l'envie de prendre sa joue dans le creux de sa main.
Charles poursuivit doucement.
— Je risque d'avoir des missions dangereuses et je ne peux pas te l'imposer. Si tu souhaites entrer au service de quelqu'un d'autre, je comprendrai et je t'écrirai la lettre de recommandation la plus élogieuse qui soit.
Il ponctua sa phrase d'un petit rire nerveux, torturant du bout des doigts un fil qui s'échappait d'une couture du canapé. Il fallut un moment à Alexandre avant de comprendre ce que Charles lui disait.
— Je vous en remercie, Monsieur, mais cela ne sera pas nécessaire.
Aucune hésitation n'avait entravé sa voix. Il en était hors de question.
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Les Amours du Chevalier d'Éon
Historical FictionVersailles, 1756. À la cour du roi Louis XV, on ne parle que du chevalier Charles d'Éon de Beaumont, personnage androgyne mystérieux aussi beau qu'intelligent, qui attire tous les regards et convoitises. Alexandre a 21 ans. Cela fait trois ans qu'il...