Chapitre 21

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"Si vos rêves ne vous font pas peur, c'est qu'ils ne sont pas assez grands" - Ellen Johnson Sirleaf

Bon. Peter peut avouer qu'il est anxieux. Qu'il a peur. Qu'il est en colère. Ce qu'il ne peut pas avouer, même à lui-même, c'est à quel point savoir Cassandria la nouvelle Conteuse et l'imaginer seule dans la grotte le tétanise. Il ne veut pas. pas une fois de plus. Pas elle. Dria n'a pas mérité ça. Aucun des Conteurs et Conteuses l'ayant précédée n'avait mérité ce sort. Après Wendy et sa fille, et deux générations de Conteuses n'avaient jamais été si proches auparavant, il pensait qu'il n'y en aurait pas d'autres avant au moins deux ou trois siècles...il avait tort. Cela devient une habitude en ce moment, et le Roi des fées est loin d'apprécier. 

Il ne va pas apprécier les prochaines heures non plus, à dire vrai. Raconter l'histoire du pays imaginaire, replonger dans ses plus lointains et douloureux souvenirs, tout ça pour finalement envoyer la jeune femme au casse-pipe...non, il n'aime pas cette perspective du tout. 

Si le temps pouvait s'arrêter, si tout pouvait se figer là maintenant, alors qu'il s'approche de la fenêtre où l'attend Dria, un fin sourire aux lèvres et ses cheveux bruns légèrement flottants dans le vent. Avec un pincement au coeur, le rouquin met ses désirs irréalisables de côté. Il est temps de passer aux aveux. 

"Le pays imaginaire est apparu en même temps que les premiers rêves. Au départ, il n'était que l'ébauche de l'île qu'il est aujourd'hui. Un rocher d'imaginaire au milieu d'un océan de possibilités. Et au coeur de ce rocher, en même temps que les enfants façonnaient de plus en plus de rêves, grandissait la magie du pays imaginaire. C'est cette magie qui repoussait les tempêtes cauchemardesques et maintenait l'océan calme et le ciel dégagé. 

Mais plus les enfants devenaient nombreux et plus ils rêvaient. Et plus ils rêvaient, plus les adultes inventaient des histoires et des récits pour les cantonner à la réalité. Et plus les cauchemars gagnaient en force. 

Alors, la magie du pays imaginaire a donné naissance à des créatures faites de rires, d'espoir, d'amour et de tout ce qui rend les enfants heureux et innocents : les sirènes, les fées, des oiseaux de toutes les couleurs, des poissons de toutes les tailles, et un Roi des fées pour les guider et répandre la magie du pays imaginaire dans le coeur des enfants tristes. 

Sans cauchemar pas de rêve, et quand ces derniers ont développé des formes physiques, les cauchemars en ont fait autant. Pour les repousser, Peter Pan, Roi des fées, a utilisé la magie du pays imaginaire pour trouver des guerriers aguerris capables de lutter à ses côtés mais ayant conservé leurs âmes d'enfants dans leurs corps adultes. Les Indiens, menés par la farouche et intrépide Lili la Tigresse, symboles de loyauté, fraternité et courage ; et les pirates du Jolly Roger dirigés par l'aventurier capitaine James Crochet, symboles de liberté et d'aventures infinies, furent choisis. 

Avec le développement du pays imaginaire, qui s'étendait peu à peu, gagnait en relief et en végétation luxuriante, sa magie se modifia. Elle s'appuya sur l'origine des rêves des enfants pour modifier son apparence : puisque les enfants alimentaient leur imaginaire avec les multiples et incroyables histoires de leur monde, c'est la forme qu'elle prit. La magie du pays imaginaire devint le Livre-de-toutes-les-histoires-inventées-achevées-et-inachevées. 

Et pendant des siècles, le monde tourna ainsi en équilibre avec ces trois forces : l'imaginaire des enfants dans le monde des humains, la magie source de rêves et les ombres de cauchemars au pays imaginaire. Cela aurait dû continuer ainsi jusqu'à la fin des temps. 

Il n'en fut rien car l'équilibre fut rompu durant les Temps noirs de l'Humanité. Quand les humains délaissèrent les histoires de magie et les mythes de créatures extraordinaires pour ne garder que des croyances divines rigides, ils commencèrent à oublier de rêver pour mieux s'entre-tuer au profit de leurs propres intérêts, excusés par leurs saintes divinités. Avec la chute des rêves et l'accroissement de la cruauté des guerres humaines, la magie du pays imaginaire s'affaiblit à vitesse foudroyante, menaçant de céder face aux cauchemars de plus en plus puissants et vicieux. 

Peter chercha alors une solution dans les deux mondes. Des années durant il erra de part et d'autres à la recherche d'un miracle. Celui-ci avait un nom : Merlin, l'Enchanteur. 

Ce n'était qu'un jeune garçon à l'époque où Peter le découvrit. Mais déjà il connaissait le pouvoir des mots et croyait dur comme fer à la magie. Le Roi des fées renforça cette croyance : il apprit à Merlin à manipuler le pouvoir des rêves et lui demanda de trouver d'autres personnes comme lui, de leur enseigner ce qu'il savait, et de redonner espoir et paix aux peuples humains. Merlin accomplit son rôle avec brio, et tous chantent encore aujourd'hui les louanges du roi Arthur et des chevaliers de la table ronde. Cela suffit pendant quelques décennies. Mais bien vite, il fallut trouver une autre solution, plus définitive. 

Déjà vieux, et de moins en moins utile au royaume, Merlin proposa à Peter d'aller au pays imaginaire pour étudier le coeur de la magie et le restaurer. C'est l'Enchanteur qui théorisa que les histoires nourrissaient le coeur et qu'il fallait donc lui en offrir une quantité suffisante pour maintenir sa puissance afin qu'il accomplisse sa mission. 

Mais, dès que Merlin commença à raconter son histoire, le coeur l'empêcha de s'arrêter, s'empara des mots qu'il conservait et obligea le vieil homme à parler, des jours et des jours durant, sans pause, jusqu'à ce que Merlin lui ait offert la dernière histoire qu'il possédait. 

Sous les yeux effarés de Peter, son protégé s'effondra à ses pieds, son corps certes maintenu en pleine santé par la magie mais son esprit vide de toutes ses histoires et de toute son énergie. Tremblant, les yeux roulant dans leurs orbites, Merlin l'Enchanteur avait prononcé son dernier sort et sa dernière volonté : 

" Au coeur du pays imaginaire réside le Livre-de-toutes-les-histoires-inventées-achevées-et-inachevées. Seul le Conteur y sera lié et soumis à sa volonté, marqué par sa lumière. Qu'il partage ses mots avec la magie et que la magie lui rende sa liberté !"

Et Merlin l'Enchanteur s'était éteint à jamais, incapable de supporter plus longtemps l'emprise de la magie sur son âme et son esprit. En son honneur, Peter avait veillé sur Arthur jusqu'à la mort du roi, puis l'avait confié aux habitants d'Avalon. A ce jour, le Roi des fées attend toujours que son protégé se réincarne dans une forme humaine aux côtés de son roi. 

Les histoires de Merlin, innombrables et puissantes d'espoir et des rêves des chevaliers, mêlées aux efforts du roi Arthur, maintinrent la magie du pays imaginaire pendant des siècles. Et quand elle s'épuisa de nouveau, Peter chercha la lumière, la mort dans l'âme, d'un enfant qui serait le nouveau Conteur. 

Il y eut un second Conteur. Puis la première Conteuse, puis deux autres Conteurs. Et puis un jour, la magie du pays imaginaire se mit à disparaître plus vite que jamais auparavant. En l'espace d'une semaine, Peter sentait son royaume à l'agonie. Il choisit en hâte la première enfant ayant le potentiel d'être la Conteuse : Wendy Darling. 

Voyage au pays imaginaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant