Voyage au pays imaginaire

Chapitre 1

« La vie est un sommeil, l'amour en est le rêve, et vous aurez vécu si vous avez aimé » - Alfred de Musset, A quoi rêvent les jeunes filles, 1832

Armée d'un faux sourire, elle enregistre patiemment les livres du couple lui faisant face. Assez âgés, ils discutent du caniche de leurs voisins comme si c'était un affront personnel qu'ils l'aient tondu à cette saison.

- Excusez-moi, je vous donne un sac ? les interrompt-elle.

Ils la dévisagent un instant avant que la femme n'acquiesce. Snobs, va.

- Dites-moi, jeune fille, vous paraissez bien jeune pour travailler ici. Ne devriez-vous pas être à l'école ? Ou à l'université ? s'enquiert l'homme sur un ton paternaliste qui lui donne la nausée.

- La bibliothèque Dowfield vous remercie de votre visite. Votre carte d'abonné sera disponible lorsque vous rapporterez nos ouvrages. Bonne journée.
Sans insister, le couple disparaît avec leur sac et leurs regards désapprobateurs. Bon vent ! Le culot de certaines personnes, vraiment...

Soit, monsieur Jackerston n'avait pas tort. Elle n'a que dix-sept ans et elle devrait effectivement être à l'école. Mais soyons sincères, il n'y a pas plus ennuyeux que d'être assise pendant des heures dans une salle de classe. Et puis, elle n'a jamais été très douée pour les maths, les dissertations, etc. Elle aime lire, c'est tout.

Il y a un an, après avoir décidé de s'émanciper du foyer où elle vivait et de quitter le lycée, elle avait eu la maigre chance de rencontrer madame Dowfield, qui avait besoin de quelqu'un pour tenir la bibliothèque à petit prix. L'enfant mineure, orpheline et émigrée qu'elle est représentait certainement le jackpot pour elle. Sous-payée et mal vue peut-être, mais elle vit surtout entourée de livres toute la journée. Qui est la vraie gagnante dans cette histoire ?

C'est simplement dommage que la bibliothèque se trouve dans un quartier aussi bourgeois, à des kilomètres de son appartement. On ne peut pas tout avoir, sans doute.

Les journées sont toutes pratiquement identiques les unes aux autres ici. Elle arrive à neuf heures pour ouvrir le site, elle range les nouveaux arrivages s'il y en a, effectue l'inventaire, s'assoit à son bureau pour sourire comme une potiche et scanner les emprunts des uns et les retours des autres. Elle conseille les indécis et passe derrière les désordonnés pour nettoyer et remettre les livres à leurs places. Rien de bien excitant.

Il n'y a que les mercredis après-midis, de seize heures à dix-huit heures, que la jeune bibliothécaire s'amuse un peu. Les parents fatigués par leurs journées amènent leurs enfants surexcités et les laissent sous sa garde pendant qu'ils travaillent ou se reposent à l'écart. Au milieu des étagères de romans fantastiques et des contes pour enfants, elle crée des histoires abracadabrantes dont les enfants sont les héros, avec des déguisements improvisés et des aventures à travers toute la bibliothèque. Généralement, les seuls lecteurs assidus durant cette période sont soit des étudiants qui rient et encouragent les petits héros, soit des personnes âgées qui se prêtent au jeu. Il est rare de tomber sur un visiteur moralisateur. Heureusement.

Les préférences des enfants vont aux remakes de Cendrillon – avec une couronne en papier pour le prince, des chaussons Winnie l'ourson à la place de la pantoufle de verre et un marque-page magique pour la fée marraine –, du Petit Chaperon rouge – avec un masque multicolore en papier mâché pour le loup, un caddie de livres pour le panier et un drap informe mais rouge pour le chaperon –, et de Peter Pan.

Pour ce dernier, les enfants et elle redoublent d'imagination pour inventer des aventures rocambolesques à travers les rayonnages. Ils cherchent des cartes originales dans les ouvrages : L'île au trésor de R. L. Stevenson, Le monde de Narnia de C. S. Lewis, Le seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien, Sinbad le marin...aucune carte n'est à l'abri des enfants perdus, adornés de plumes et d'écharpes débraillées, qui s'élancent ensuite à la conquête du trésor du jour. Quant à ceux qui jouent les pirates, ils sont coiffés de chapeaux et de casquettes et sillonnent la bibliothèque dans le plus grand silence. Leur but ? Capturer les enfants perdus, la fée Clochette et Peter Pan avant qu'ils ne trouvent le trésor !