Chapitre 1 : On n'écrit pas dans la Marge

166 9 2
                                    

À quoi ressemble une personne qui a raté sa vie ? À Marge LeCossec. Du moins, à Marge LeCossec à cet instant, en train de déballer ses affaires dans l'ancienne chambre d'adolescente de sa mère. Après avoir été gentiment expulsée de chez Marc, son seul et unique grand amour, Marge se retrouve contrainte de vivre chez sa grand-mère, dans une pièce restée figée au tout début des années 90.

Claudine LeCossec n'a jamais redécoré cette chambre après le départ de sa fille Sandrine. On y trouve une table basse bricolée avec un panneau "Stop" vintage. Il n'avait probablement rien de vintage quand une jeune Sandrine, probablement alcoolisée ou droguée (ou les deux), l'a arraché de sa fonction première pour en faire un accessoire décoratif et pratique. Pratique, car c'était sûrement sur cette petite table que Sandrine roulait ses premiers joints. Un détail que Marge connaissait bien, car sa mère ne cessait de lui rappeler ses agissements répréhensibles, passés et présents. Sa grand-mère, quant à elle, avait une approche un peu plus ronchonne des excès adolescents de sa descendance.

Un autre élément de décoration qui exaspérait Marge était bien sûr l'affiche des Simpson, tout aussi vintage. Les personnages jaunes n'ont pas la même allure de la première à la dernière saison, et c'était bien une affiche des premières saisons qui la toisait, jaunie par les années. C'était également l'origine du prénom de Marge. Elle avait hérité son prénom d'une série d'animation gentiment trash, plus âgée qu'elle. Un choix qui semblait refléter l'état d'esprit de sa mère à l'époque. Sandrine aurait pu baptiser sa fille Lisa, un prénom bien plus contemporain. Personne n'aurait relevé la référence au dessin animé. Et même si quelqu'un l'avait remarqué, porter le même nom que la gentille intellectuelle végétarienne de la famille Simpson aurait sûrement rendu l'enfance de Marge moins difficile. Personne n'aurait fait semblant de lui écrire dessus. Faire semblant seulement, parce qu'on n'écrit pas dans la marge. Et personne n'aurait commenté son teint jaune ou ses cheveux bleus. En particulier cette peste de Vanessa, la petite blonde parfaite, toute douce et gentille. Vanessa avait un stylo lumineux et personne ne lui disait rien. Elle était entourée par une cour d'admirateurs. Et maintenant, Vanessa vivait au soleil, avec mari et enfants. Quelle peste ! Elle avait tout pour être détestée.

D'un coup sec, Marge arracha l'affiche du mur. Elle devait déjà surmonter la crise de Marc, elle n'allait pas en plus réveiller ses traumas d'enfance. Sa crise durait depuis quelques semaines, trop longues à son goût, des mois en fait, sept mois pour être précis. Mais maintenant que Marge avait déménagé, Marc allait réaliser que sa chérie lui manquait et il allait la rappeler, revenir en rampant. Il avait déjà répondu par un pouce en l'air quand Marge avait informé qu'elle était bien arrivée à destination, la voiture chargée de ses cartons. Le reste de ses affaires avait été apporté par un camion de déménagement et attendait dans le garage de Mamie Claudine que Marc retrouve ses esprits. Bon, il n'avait pas encore répondu au dernier texto : "Qu'est-ce que tu fais ce soir ?" Mais c'était normal, il devait être déboussolé pour sa première soirée en tête-à-tête avec lui-même.

Cette épreuve qu'ils traversaient en tant que couple ne pouvait être que passagère. Marge n'arrêtait pas de le répéter et Marc s'entêtait à exiger la séparation. Marge avait passé tellement de temps et d'énergie à peaufiner leur relation. Elle était la compagne parfaite, du couple parfait formé par Marge et Marc. L'étape suivante devait être le mariage, puis les enfants. Les sept dernières années de la vie de Marge avaient été consacrées à programmer cette réussite tant attendue depuis son enfance. Elle, qui n'avait jamais eu de vraie famille, allait enfin réussir à construire la sienne. Marc avait des cheveux brun clair, de tendre yeux bleu clair, des bras et des épaules faites pour entourer Marge. Marc était parfait : beau, gentil, intelligent, bien mieux que Marge objectivement. Et pourtant, elle avait réussi à l'avoir et à le garder, du moins jusqu'ici. Elle ne renoncerait pas à son idéal si facilement. Elle n'était pas faite pour être seule, elle était faite pour avoir un homme avec qui construire sa famille. La crise de Marc était un fâcheux contretemps.

Elle avait complètement déstabilisé Marge au point qu'elle avait oublié d'aller travailler. Sans surprise, elle avait été renvoyée. Sans emploi, impossible de trouver un nouvel appartement. Une nouvelle raison pour Marc de laisser Marge habiter chez lui : il ne pouvait pas la mettre à la rue. Au bout de quelques semaines, il lui avait imposé de retourner dans la ville de son enfance, chez sa mère. Mais pour Marge, sa grand-mère était une option bien plus acceptable. Mamie Claudine était bien moins tarée que sa mère à son goût malgré sa démence galopante. Et puis, ça arrangeait tout le monde, Mamie Claudine attendait une place en EHPAD qui ne venait pas. Un problème que la prochaine canicule réglerait. Marc reviendrait à la raison bien avant que Mamie Claudine ne remplace le prochain mort de l'EHPAD.

Marge n'avait qu'à prendre son mal en patience et éviter de harceler Marc de messages comme elle avait tendance à le faire depuis quelques semaines, quelques mois, 7 mois pour... non 7 ans pour être précis.

La Vilaine SéparationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant