Chapitre 3 : Dans la tête de Marge

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Nancy est délicieusement sympathique, c'est insupportable. Comment peut-on être pleine de vie et de bonne volonté quand Marc ne répond plus à aucun message depuis son pouce en l'air, il y a deux jours ?

Alors oui, qui est Nancy ? Nancy est l'unique employée de ma mère, avec moi maintenant. C'est elle qui m'a accueillie à l'épicerie ce matin. Non pas ma mère, qui était en pérégrination auprès de je ne sais quel producteur local de sauterelles. Parce qu'apparemment, les sauterelles sont pleines de protéines. Je lui fais confiance et, dans le doute, je vais devenir végétarienne. Donc, Nancy est là avec sa blondeur et sa candeur adorable. Oui, c'est très agaçant. Elle me fait visiter la boutique que je connais déjà et me présente les produits que ma mère me décrit chaque jeudi midi au téléphone depuis trois ans. Je connais les produits. Le truc violet là, c'est de l'estragon poivré, je le sais. Non, ça n'existe pas, mais ma mère en vend. Il vient d'une charmante productrice du sud du département qui fait son compost avec ses toilettes sèches. Ça doit être ça, le côté poivré.

Nancy est ravie de mon arrivée, même temporaire. Elle et ma mère vont pouvoir se reposer un peu, prendre quelques heures de repos et boucler des tâches qui attendent depuis des mois. Je suis ravie. Non. Et puis, il faut m'expliquer en quoi elles sont débordées. Durant les deux heures qu'ont duré la visite, il n'y a eu que deux clients. Je ne suis pas experte en commerce « bios, bons et locaux », mais j'ose supposer que ce n'est pas un signe de franc débordement d'activité. Ajoutez à ça que les rayons sont étincelants et que tous les paquets sont parfaitement alignés.

Passons et reprenons. Nancy m'explique la caisse. L'épreuve est plus ardue que prévu. Déjà, le bip ne bip pas bien. Parfois, il bip, mais en fait il n'enregistre pas. Un problème qui va nécessiter de la concentration de ma part. Je ne suis pas venue ici pour travailler. Enfin si, mais doucement. Pas trop vite, en gardant le nez sur les textos de Marc qui n'arrivent pas. Ou ses appels, qui n'arrivent pas non plus. Je l'ai appelé trois fois hier soir. J'ai mis une heure d'intervalle entre chaque appel pour ne pas paraître trop insistante. Il n'a pas répondu, il n'a pas rappelé non plus. Le bougre. Mon bougre, mon bougre d'amour. Je digresse encore, alors reprenons.

Les locaux, les produits, la caisse... et me voici en train d'encaisser mon premier client. Un échec : le bip n'a rien bipé. Le bougre.

Ma mère arrive enfin. Sandrine retire ses bottes boueuses à l'entrée du magasin et marche tranquillement en chaussettes entre l'estragon poivré aux selles et les betteraves. Ses bottes dans une main, son manteau en laine dans l'autre et son cabas sous un bras. Je vous présente ma mère.

Ô joie, ô réconfort, elle n'affiche pas le même sourire adorable que Nancy et se précipite vers moi, l'air soucieux. Merci maman de t'inquiéter de mon chagrin.

— Comment va ta grand-mère ?

Raté.

— Bien. Enfin non, pas bien. Elle m'appelle Sandrine, me sert des céréales périmées et ce matin elle s'est baladée en culotte pendant trente bonnes minutes avant d'enfin céder et enfiler un pantalon.

— J'ai rappelé l'EHPAD, elle est la prochaine sur la liste d'attente.

Au prochain décès donc !

Pour la suite, maman s'enquille sur ma prise de poste, la visite des locaux, des produits, de la caisse... Bref, vous avez saisi. Pas la moindre question sur Marc. Ma mère ne se soucie absolument pas de ma douleur qui me tord l'estomac à chaque seconde. Je vais faire un ulcère et ça sera bien fait pour elle. Maman me fait signer un contrat d'un mois renouvelable. Un mois suffira, Marc m'aura rappelée d'ici là. Je retournerai chez lui et je reprendrai mon travail tranquillement derrière mon PC, attendant patiemment qu'on découvre qu'une IA peut effectuer mon travail bien plus vite pour bien moins cher que moi.

Nancy à la caisse, maman dans son bureau, me voici en train de ranger les trois pauvres cartons de commande de la réserve pour leur mise en rayon. En bourrant bien, en vingt minutes, c'est fait. Je refuse et m'emploie à étudier chaque produit. J'y renonce après la découverte d'un pot de miel contenant une abeille.

Douzième coup d'œil au portable... en une heure. Et toujours pas de message de Marc. Je dois changer de stratégie. Cachée entre deux cartons, j'explore les internet à la recherche de conseils. Parmi eux, l'un me fait de l'œil : se montrer en couple pour susciter de la jalousie. En voilà une idée qu'elle est bonne. Donc nouveau plan : je dégote un gus, je le chope, prends quelques photos de couple à glisser sur mes réseaux sociaux et Marc reviendra en moins de deux, jaloux comme un pou de me voir dans les bras d'un autre.

Je retourne dans la boutique, me cache à côté d'un frigo, un carton dans une main pour simuler une activité. Et je reprends mon téléphone, télécharge une appli de rencontre et commence l'inscription. Toutes mes anciennes collègues ont trouvé leur gus sur les applis. Apparemment, c'est facile, du moins pour les filles. Nous sommes une offre limitée avec beaucoup de demandes. On va voir ça.

— Vous ne devriez pas travailler ?

On m'interrompt pendant le choix de ma photo principale. Plage ou chamois ? Oui, j'ai une photo trop mignonne avec un chamois. Le gus est un retraité très propre qui, vu son âge avancé, n'a pas dû travailler depuis bien longtemps lui. Je paie sa retraite même en glandant, il pourrait garder ses commentaires.

— C'est ce que je fais, monsieur, dis-je en retournant sur mon téléphone avec un large sourire.

On ne va pas se laisser emmerder par un moralisateur en gilet sans manche ! De toute façon, je pourrais très bien chercher une information professionnelle sur mon téléphone. Ce n'est pas le cas, mais ça pourrait.

Le malotru émet une sorte de borborygme méprisant. Alors toi, le Monsieur Moralisateur, tu ne vas pas me les briser longtemps.

Je retrouve ma mère à la caisse. Monsieur Moralisateur est en train de lui raconter mes exploits de glande. Mon sourire le plus éclatant, je me glisse derrière ma mère et leur conversation cesse aussitôt.

— Dis-moi, maman, tu as un logiciel de gestion de DLC, ou vous faites tout à la main ?

— À la main, répond ma mère, surprise.

— Je viens de regarder sur mon téléphone. Il existe plusieurs logiciels sur le marché, ça aurait peut-être un intérêt d'en installer un.

Naturellement, je murmure pour faire semblant de ne pas être entendue par Monsieur Moralisateur, mais je veille à conserver un niveau sonore correct pour qu'il entende toute la conversation. Vu son regard surpris, je ne doute pas de la réussite du projet.

— Tout va bien, monsieur ? demandé-je.

Il se lance dans de nouveaux borborygmes, ce qui semble être son moyen de conversation préféré, et sort du magasin.

— Ne fais pas ça ! Ne ridiculise pas mes clients, peste ma mère.

— Je...

— Je t'ai faite, ma fille, je te connais. Et je vois parfaitement ton numéro. Oui, il est pénible. Tu n'as pas à l'être encore plus que lui. C'est un commerce, tu souris et tu acquiesces.

Un nouveau client se présente et dépose ses produits sur le tapis. D'emblée, je lui fais un sourire forcé avec toutes mes dents.

— Comme ça ? demandé-je à ma mère.

Ma mère écarquille les yeux une seconde.

— Excusez-la, dit-elle au client choqué. C'est ma fille, elle est un peu spéciale.

— Maman me sort le vendredi de ma camisole pour que je prenne l'air, dis-je au client.

— Va prendre l'air dans la réserve.

Étrangement, le client a l'air amusé. Et moi, je regrette mon attitude. Ce monsieur a mon âge, une chemise bleue froissée et un joli minois. Il aurait été parfait en outil de jalousie sur les réseaux.

Dans la réserve, je rallume mon téléphone. J'ai 25 matchs, le chamois a plu. Y'a plus qu'à choisir.

La Vilaine SéparationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant