Chapitre 12 : Présentation du pré

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Trois semaines s'étaient écoulées depuis la grande révélation de Mamie Claudine. Sandrine semblait plongée dans un état proche de la catatonie, une catatonie seulement interrompue lors d'un moment de lucidité de Mamie Claudine. Sandrine en avait alors profité pour hurler sur sa mère et régler ses comptes. Mamie Claudine n'avait pas nié et avait insisté sur le fait qu'elle avait toujours agi pour le bonheur de sa famille, mais pas au point de sacrifier sa vie sexuelle, il ne fallait pas déconner.

Ce moment où Mamie Claudine avait évoqué sa vie sexuelle avait été son dernier sursaut de lucidité. Il devenait urgent de la faire entrer en institut, la présence régulière de sa fille et de sa petite-fille ne suffirait plus. Elle avait besoin d'une surveillance constante. Et médicale.

Pour résumer, Claudine était coincée dans les années 70 sans refaire surface. Sandrine, quant à elle, était léthargique, coincée dans ses sombres pensées. Et Marge dans tout ça ? Marge était au sommet de sa forme, sans vraiment savoir pourquoi. Elle était tout simplement sereine. Même voir Vadrouille ramener un pigeon mort dans le salon et commencer consciencieusement à le déplumer n'avait en rien entamé sa bonne humeur. L'animal était déjà mort avant sa rencontre avec Vadrouille, bien entendu. Le félin avait probablement récupéré l'animal suicidé après le contact d'une vitre. Vadrouille ne dépassait plus les 5 kilomètres à l'heure depuis que Mamie Claudine avait découvert les bonbons pour chat.

Marge n'avait pas renvoyé de message à Marc ; elle attendait patiemment qu'il retrouve la raison, mais avait cessé d'envoyer des messages intempestifs. En revanche, elle recevait plusieurs messages d'Arnaud, le mari fidèle et très amoureux de sa femme Nancy. Visiblement, il appréciait que Marge n'ait rien révélé de l'incartade malheureuse commise et espérait pouvoir en commettre une autre.

Avec mépris, Marge ignorait ses messages et ne répondait vaguement que de temps en temps, juste pour le relancer un peu. Il était hors de question de le revoir, mais se sentir désirée avait un certain attrait qui contribuait à son état de plénitude actuel. Même l'entretien d'embauche prévu pour le lendemain ne ternissait en rien sa sérénité. Oui, Marge avait un entretien d'embauche. La crise de Marc finirait bien par s'apaiser, mais Marge ne pouvait plus supporter de travailler encore de longues semaines entre sa mère hippie, qui ne se remettait pas du choc de sa véritable filiation, et Nancy. Parce que... Nancy, quoi.

La perspective d'un entretien ne la stressait pas outre mesure, elle n'obtiendrait pas cet emploi. Non pas qu'elle en manquait de capacités, mais il lui fallait toujours quinze entretiens avant de décrocher un poste. Heureusement, dans son domaine, obtenir un entretien n'était pas si difficile.

Pour l'instant, Marge travaillait toujours pour sa mère et devait trier les lentilles. Enfin, les paquets de lentilles. Les lentilles vertes, corail et rouges étaient mélangées, une situation qui semblait agacer Sandrine, à en juger par les grognements qu'elle émettait chaque fois qu'elle passait devant. Pour limiter ces grognements, devenus son principal mode de communication, Marge avait enfin pris une initiative après un mois passé à travailler dans l'épicerie : trier les lentilles.

Une idée judicieuse, puisque cette initiative lui permit de croiser la célébrité locale : le totalement inconnu Bruno, ancien participant de l'émission "L'Amour est dans le pré". Mieux encore que Bruno l'agriculteur, Auguste Chemise-Pas-Repassée venait également de pénétrer dans le rayon, à la recherche des pois chiches. Ou plutôt à la recherche de Marge, à en juger par le sourire qui illumina son visage lorsqu'il la vit. Trois semaines de ce petit manège avaient fini par convaincre Marge. Elle avait un ticket ! Et sans nul doute, c'était réciproque.

Marge sourit donc à son tour et se pressa vers Auguste Chemise-Pas-Repassée avec pour objectif, premièrement, de lui parler, et deuxièmement, de lui toucher inopinément le bras. Après les salutations, la conversation embraya sur les pois chiches et la fameuse recette de Marge, qui n'était d'ailleurs pas la sienne. Marge trouva un instant pour rire et s'apprêtait à toucher le bras d'Auguste Chemise-Pas-Repassée lorsque sa mère surgit dans le rayon, heurtant un paquet de fèves. Le paquet ramassé, Sandrine bondit vers sa fille.

— Viens avec moi.

Hautement déçue, Marge adressa un dernier sourire à son prétendant et suivit sa mère, prête à subir les foudres de celle-ci. Sandrine avait sûrement découvert la pile de cartons absolument pas dépliés et jetés tels quels dans le bac. Mais non, au lieu de cela, Sandrine se posta devant Bruno, qui avait quitté le rayon des lentilles triées pour rejoindre celui des bières artisanales.

— Bruno, laisse-moi te présenter ma fille Marge.

Le susnommé se tourna vers Sandrine avec surprise, dérangé dans son choix de bières : blonde, brune ou rousse. Brune, c'était bien une femme brune que Sandrine lui présentait. Une femme brune qui n'en avait rien à faire d'être présentée à Bruno l'agriculteur. D'après les effluves qu'elle percevait, les bières semblaient bien plus intéressantes. Polie et bien élevée malgré les éducatrices que sont Sandrine et Mamie Claudine, Marge sourit, tendit la main, et embraya sur la participation oubliable de l'agriculteur au programme télévisé.

— J'ai perdu mon temps avec ce truc, confia Bruno.

Voilà, c'était la conclusion de cette conversation. Marge ne voyait pas comment rebondir, et, surtout, elle n'en avait pas envie, sa politesse ayant des limites. Heureusement, Sandrine semblait du même avis et laissa Marge retourner encaisser Auguste Chemise-Pas-Repassée.

La Vilaine SéparationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant