14 (2) La retenue

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Mon heure de retenue de la fin de journée se révèle aussi pénible que prévue. M. Mâtis me regarde entrer dans la salle de classe avec une petite moue méprisante. D’un geste du menton, il me désigne un bureau au premier rang juste en face de lui. Il est tard et le soleil s’est couché. La lumière des néons rend la pièce encore plus oppressante que d’habitude.

— Très bien, M. Chardon, me susurre-t-il. Nous allons tenter de relever quelque peu votre niveau. Même si vos études vous importent très certainement encore moins qu'avant, à présent que vous avez réussi à séduire un riche alpha. Voilà au moins un domaine dans lequel vous vous montrez brillant. L’année scolaire venait à peine de commencer.

Je le regarde sans bouger, planté devant lui, mon sac sur l’épaule.

— Je n'ai aucunement cherché à séduire qui que ce soit. Et pourquoi le fait d'avoir été lié à un alpha devrait me faire manquer d'intérêt pour mes études ?

Le professeur a un petit sourire entendu.

— J'ai déjà vu de nombreux omégas de votre genre, M. Chardon. La meute de votre alpha pourvoira à vos besoins et vous n'aurez jamais à lever le petit doigt pour travailler. D'ici quelques mois vous vous retrouverez enceint et quitterez ce lycée où vous n'avez pas votre place pour ne plus jamais y revenir. Les biberons et les hochets vous réussiront peut-être mieux que les cahiers et les stylos.

Je laisse bruyamment tomber ma trousse sur la table, tremblant de fureur.

— Vous vous trompez, je lui lance en pleine figure en m’asseyant avec raideur sur la chaise dure comme une pierre. Il est hors de question que je devienne un homme entretenu. Je travaillerai pour gagner ma vie !

M. Mâtis fait glisser à son tour une liste d'exercices sur mon bureau. Il ne répond à mon affirmation que par un air pour le moins sceptique.

Je saisis rageusement mon stylo, le serrant à l’en briser. Est-ce que le fait d'être un oméga empêche donc d'avoir la moindre fierté ? Est-ce que la capacité à porter la vie fait de moi un inférieur ? Je suis si en colère que je dois relire trois fois le premier exercice sans y comprendre quoi que ce soit.

— Ces quelques équations vous posent problème ? s'amuse M. Mâtis qui s’est posé derrière son propre bureau derrière lequel il me toise, à moitié dans la pénombre. Il s'agit pourtant d'un niveau très simple, adapté à vos… capacités.

Je ne réplique pas. Je sais très bien qu'il ne s'agit pas d'équations très simples. Nous n'avons rien vu de semblable en cours. Ce prof sadique veut simplement m'enfoncer encore plus.

Je décide de ne pas protester. Au bout d’une heure d’acharnement, j’arrive finalement à griffonner quelques réponses. Je sens le regard de M. Mâtis sur ma marque. J'ai envie d'entourer à nouveau mon cou de cet horrible foulard violet. J’en déteste encore plus cette preuve d'appartenance.

— Je vous mettrai une note qui comptera dans votre moyenne, m'informe le professeur lorsque je lui rends la feuille à la fin de la retenue.

Cela ne m'inquiète pas plus que cela. Ma moyenne n'est déjà pas bien haute.

Les jours suivants, j’essaie désespérément de trouver un moyen d’attirer l’attention de Victor Fulconis. J’ai désormais la preuve qu’il est lui aussi conscient d’être mon âme sœur et qu’il se souvient bien m’avoir marqué. Pourquoi alors continue-t-il à faire semblant d’ignorer mon existence ?

L'alpha se promène cependant toujours entouré d’une foule de gens et je n’ose pas m’approcher de lui lorsqu’il n’est pas seul.

Je me plante dans le couloir sur son passage, espérant au moins un vague regard. Mais il prend soin à ne pas plus poser les yeux sur moi que si j'étais une tache sur le mur.

Je finis par m'en vexer et mets fin à mes vaines tentatives.

— Je ne veux plus avoir affaire à ce crétin, je déclare à Kevin. Je n'ai pas besoin de lui !

Deux jours après, je reçois un appel très sec de mon père alors que je me baladais dans le parc après les cours. Quand je vois son numéro s'afficher, je songe d'abord très sérieusement à ne pas décrocher. Mais mon père fait partie des alphas qu'il est préférable de ne pas contrarier. Je soupire donc et fait glisser le bouton vert.

— J'ai eu Marcellin Fulconis au bout du fil, m’annonce mon père en guise de salut. Nous avons arrangé une petite cérémonie de lien officielle. Elle aura lieu le week-end prochain. Ton alpha te donnera les détails d’organisation.

— Quoi ? je proteste. Pourquoi une cérémonie ? Je suis déjà marqué !

Mon père prend un ton sec.

— Certaines choses doivent être officialisées.

Je comprends qu'il est assez contrarié que j’aie été marqué sans son accord, même s'il n'ose pas avoir l'air de critiquer le futur chef de meute des Fulconis. Dans trois secondes, ça va être ma faute. Tout ce qui ne se déroule pas correctement est toujours ma faute dans ma famille.

La conversation prend cependant un tour pour le moins inattendu.

— Victor Fulconis est un bon parti, lâche l'alpha de mauvaise grâce.

Mes yeux s'agrandissent de surprise. Mon père est-il en train de me féliciter de mon choix ? Pour autant qu'il s'agisse d'un choix…

Cela dit, mon union avec un Fulconis bénéficiera à ma famille. Il est toujours utile de nouer des liens avec une meute aussi puissante.

Mon père a déjà raccroché avant que je ne trouve une réponse à formuler. Il a certainement des problèmes plus urgents que de savoir comment se sent son fils bâtard après avoir été marqué contre son gré… Il y a cependant longtemps que j'ai cessé d'espérer recevoir un peu d'affection ou de soutien de sa part.

Et mon soi-disant alpha ne semble pas vraiment disposé à m'en accorder davantage…

J’observe sombrement les arbres dont les feuilles brunissent déjà, me sentant plus seul que jamais. Guérault est à des kilomètres de là. Quant à Kevin, il est adorable et se donne beaucoup de mal pour m’aider. Mais, comme moi, il n’est qu’un oméga englué dans le système.

Je me demande comment ma mère aurait réagi, si elle était toujours en vie. Je ne l’ai jamais connue et je ne sais presque rien d’elle. Pourtant, une mère se doit de protéger son enfant, n’est-ce pas ? J’aurais pu l’appeler en toute confiance après avoir été marqué. Elle aurait accouru pour me consoler et remonter les bretelles à ce crétin d’alpha. Elle aurait trouvé une solution pour me sortir de cette union. Il me semble que les mères sont des trouveuses de solutions professionnelles, n’est-ce pas ? Mais je ne connaîtrais jamais cela.

Je sens soudain mon téléphone vibrer. J'ouvre le sms que j'ai reçu. Il dit simplement : "rendez-vous vendredi soir à 18 heures devant le parking. Victor".

Je ne suis même pas surpris qu'il dispose de mon numéro. Je l'enregistre dans mes contacts sous le nom de "crétin d'alpha" et ne prends pas la peine de lui répondre.

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Souvenirs d’écriture

Coucou ! Faire cette relecture/réécriture fait remonter beaucoup de souvenir de la période où j’ai écrit cette histoire, il y a quatre ans. Je l’ai commencé en plein pendant le premier confinement, vers la fin, au moment où on commençait toutes et tous à devenir parfois un peu bizarres à force de ne plus sortir. Je venais de terminer Captif, un roman maître/esclave avec des éléments BDSM et je pense que cela m’a influencé par moment pour certaines scènes de Ce crétin d’alpha.

Cette histoire est probablement celle que j’ai écrite le plus vite. Elle était terminée quelques semaines après avoir été commencée. C’est aussi ma toute première romance (Captif n’en est pas vraiment une). Jusqu’à présent, je n’avais écrit que de la fantasy ou de la SF. J’avais découvert les omégaverses sur Wattpad et il y avait un moment que j’avais envie de me lancer dans cette catégorie.

C’est aussi ma première histoire à avoir rencontré un certain succès.

Ce crétin d'alpha (bxb) [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant