Le ciel se teintait de nuances rouges et pourpres alors que le soleil déclinait lentement derrière les immeubles délabrés du quartier ouvrier. Je me tenais devant la boutique, mon regard perdu dans les couleurs du crépuscule, essayant de calmer le tourbillon de pensées qui envahissait mon esprit. Chaque soir, cette routine m'apportait un semblant de paix. Mais ce soir-là, l'agitation qui montait en moi était différente, plus pressante, plus sombre.
La petite clochette au-dessus de la porte tinta lorsque je la fermai derrière moi, le bruit familier résonnant dans l'air stagnant de la boutique. L'endroit était mon refuge depuis toujours, rempli d'étagères bancales couvertes de livres d'occasion que j'avais soigneusement organisés au fil des ans. Ma mère adorait cet endroit. Chaque recoin, chaque page jaunie me rappelait sa présence. Maintenant qu'elle n'était plus là, c'était tout ce qui me restait d'elle, et je m'accrochais désespérément à ce fragment de normalité.
Mais ce soir, même l'odeur rassurante du vieux papier ne parvenait pas à chasser l'angoisse qui grandissait en moi. Mon père n'était toujours pas rentré. Et je savais ce que cela signifiait.
Il s'était encore mis dans une situation impossible.
Je pris une grande inspiration, essayant de me convaincre que je pouvais encore arranger les choses. Depuis que maman nous avait quittés, il avait changé. Lui qui avait autrefois été un homme fier et stable, s'était perdu dans des dettes qu'il ne pouvait plus gérer, toujours à la recherche d'une solution miracle qui n'arrivait jamais. Et cette fois, il avait plongé trop profondément. Il avait emprunté de l'argent aux mauvaises personnes. Des gens dangereux. Ceux dont on ne prononçait pas le nom sans un frisson d'effroi.
Je savais que je ne pouvais pas rester ici à attendre. S'il ne rentrait pas bientôt, je devrais aller le chercher. Mais l'idée de m'aventurer dans ces bas-fonds pour le retrouver me glaçait d'effroi. Je n'étais pas faite pour ce monde, pour ces ombres qui rôdaient dans la ville une fois la nuit tombée. Mais je n'avais pas le choix. Pas si je voulais le sauver.
Alors, je fis ce que j'avais toujours fait : je serrai les dents et me préparai à affronter l'inévitable.
Alors que je m'apprêtais à sortir, mon téléphone vibra dans ma poche. Un message. Mon cœur s'arrêta un instant lorsque je vis l'expéditeur. Un numéro inconnu.
"Votre père a une dette qu'il ne peut plus rembourser. Vous savez ce que vous devez faire si vous voulez qu'il vive."
Ma gorge se serra. Ils savaient que je viendrais. Ils savaient exactement comment me forcer à jouer leur jeu.
Je serrai mon téléphone dans ma main, une colère froide envahissant mes veines. Je refusais d'être une victime. S'ils pensaient que je me plierais à leur volonté sans me battre, ils se trompaient lourdement.
Je n'étais peut-être qu'une libraire dans un quartier oublié, mais je ne laisserais jamais personne me dicter ma vie.
Avec une dernière inspiration, je sortis dans la rue, le vent froid de la nuit me fouettant le visage. Le crépuscule avait cédé la place à une obscurité oppressante. Mais dans cette nuit, je n'étais plus seulement Isabelle la fille perdue. J'étais Isabelle, prête à affronter la Bête.
Le silence de la rue n'avait rien de rassurant. Chaque pas que je faisais résonnait sur le pavé humide, me rappelant que j'étais seule face à ce que je m'apprêtais à affronter. Les ruelles étaient désertes, à l'exception des rares ombres qui passaient furtivement, pressées de disparaître dans les ténèbres. Le quartier ouvrier n'était jamais vraiment sûr, mais la nuit, il devenait un autre monde, plus dangereux encore. Un monde que je ne connaissais que trop bien, à force d'entendre des histoires sordides circuler entre les murs délabrés de ma boutique.
Je n'avais aucune idée d'où trouver ces gens. Mais je savais que quelqu'un dans le quartier pourrait me donner des réponses. En réalité, je savais exactement à qui m'adresser.
Le chemin jusqu'au bar "Le Cerbère" me sembla interminable. Cet endroit avait une réputation de repère pour ceux qui n'avaient plus rien à perdre, les âmes égarées, mais aussi les criminels qui dirigeaient l'ombre de la ville. Je n'y avais jamais mis les pieds. Ce genre d'endroit n'était pas fait pour les filles comme moi. Et pourtant, ce soir, c'était la seule porte que je pouvais pousser.
Les néons verts délavés de l'enseigne grésillaient faiblement au-dessus de l'entrée. L'odeur de fumée et d'alcool me frappa immédiatement en ouvrant la porte. À l'intérieur, les visages étaient sombres, les conversations feutrées. J'entrai, droite mais tendue, chaque muscle de mon corps en alerte.
Mon regard chercha celui que je savais capable de m'aider. Ou plutôt, celui qui aurait l'information dont j'avais besoin. Marco, un homme aux yeux perçants, était toujours installé dans un coin de la pièce, près du bar. Si quelqu'un connaissait "La Bête" Leone et son cartel, c'était bien lui.
Je m'approchai, essayant de cacher ma nervosité. Il me jeta un coup d'œil sans expression, comme s'il me jaugeait avant même que je ne dise un mot. "T'as pas l'air à ta place ici, gamine," grogna-t-il avant de prendre une gorgée de son verre.
— Je cherche mon père, lâchai-je sans préambule, ma voix plus ferme que je ne l'avais prévu.
Il arqua un sourcil, intrigué, mais il ne semblait pas particulièrement surpris. J'imagine que l'air déterminé que je portais ce soir était une nouveauté dans ce décor.
— Vincent Dumont, continuai-je. Il a une dette avec Leone. Je veux le retrouver avant que ça ne tourne mal.
À l'évocation de ce nom, l'atmosphère autour de nous sembla se figer. Les conversations se turent, et je sentis des regards lourds se poser sur moi. La mention de Leone suffisait à provoquer la crainte chez les plus endurcis. "La Bête" Leone n'était pas qu'un simple mafieux. Il incarnait quelque chose de plus sinistre, une légende vivante dont le visage portait les marques d'une vie passée dans la violence. Et c'était cet homme que je devais affronter pour sauver mon père.
Marco ne répondit pas tout de suite. Il me regarda un long moment, son regard devenant plus sérieux, comme s'il évaluait ce que ma demande impliquait pour moi, mais surtout pour lui.
— Tu n'as pas idée dans quoi tu mets les pieds, murmura-t-il finalement.
Je haussai les épaules. Peut-être. Mais je savais une chose : si je ne faisais rien, mon père était un homme mort.
— Je n'ai pas le choix. Dis-moi où je peux le trouver.
Il poussa un long soupir, comme s'il se demandait s'il devait m'envoyer directement vers ma perte. Puis il fit un signe au barman, un homme silencieux et trapu, qui me lança un regard oblique avant de retourner vers l'arrière-salle. Quelques instants plus tard, il revint avec un petit morceau de papier qu'il glissa discrètement à Marco.
Marco me tendit le papier sans un mot. Je le saisis et y jetai un coup d'œil. Une adresse.
— C'est un entrepôt au bord du fleuve, chuchota-t-il. Il y a toujours des hommes là-bas. Mais écoute, gamine, fais demi-tour tant que tu peux encore. Leone... c'est pas quelqu'un avec qui on négocie. Pas sans en payer le prix.
Mon cœur se serra, mais je hochai la tête. Je savais que j'étais en train de jouer à un jeu dangereux, mais je n'avais pas d'autre option. Et je refusais de rester assise à attendre que le destin prenne mon père sans que je fasse quoi que ce soit.
— Merci, murmurai-je avant de sortir du bar.
Dehors, le froid mordait davantage. Le vent du fleuve portait une odeur de métal et de sel, presque suffocante. Je serrai le bout de papier dans ma main, la peur battant contre ma poitrine. Mais au fond de moi, je sentais que ce n'était que le début. L'ombre de Leone planait déjà sur moi, et quelque chose me disait que cet homme n'allait pas seulement réclamer la dette de mon père.
Il allait me réclamer, moi.