Le Plus Mauvais Roman du monde

13. La Fin du monde

Le prophète de malheur tapait dans son gong et poursuivait son épouvantable description :

« Une bête surgira de la mer avec dix cornes et sept têtes, criait-il. Malheur à vous, scribes et pharisiens, hypocrites ! Car le jugement de Babylone la Grande, la Grande Prostituée dégoûtante, est proche ! »

Dans un premier temps, ce discours suscita une indifférence polie chez les êtres difformes qui composaient la foule réunie devant l'Horror Crystal Palace. Mais bientôt, certains êtres réagirent moins bien. Particulièrement intéressés par les stars déchues qui leur faisaient signe derrière les fenêtres (il y avait notamment d'assez jolies filles), ils appréciaient peu d'être dérangés et commencèrent à bousculer le prophète.

Une dame aux cheveux violets lui administra une gifle. Il est vrai que parler de prostituées était quelque peu déplacé. Aucune des femmes présentes dans la foule ne présentait les conditions anatomiques pour faire l'amour, soit qu'elles fussent d'une laideur sans nom, soit qu'il leur manquât tout simplement une zone érogène. Par exemple, une fille au visage de Madone avait les bras et les jambes qui lui sortaient directement de la tête. De temps à autre, elle criait, découvrant une dentition de bête fauve propre à décourager toute tentative de séduction.

Bientôt, le prophète se retrouva au sol. Les êtres le frappaient en lâchant des cris de guerre, qui à coups de pieds, qui avec sa tête, un autre encore avec son nez qu'il avait particulièrement pointu. Le vieillard pissait le sang mais continuait à déblatérer. Quant à son gong, il lui avait été arraché par un gros bonhomme pourvu de chaussures cloutées. Les traits déformés par la colère, il s'employait à le piétiner de façon à le rendre hors d'usage.

— Vingt contre un, constata Pif. On peut pas les laisser faire.

— Bouge pas, il n'a que ce qu'il mérite, dit Paf le chien en s'éloignant et en faisant signe à son ami de le suivre. À trop appeler de ses vœux l'apocalypse, on court le risque de s'attirer les foudres de la vengeance céleste.

— Et s'il avait raison ?

— Rassure-toi, dit Paf le chien. Nous ne mourrons pas tout de suite.

— Pourquoi ?

— Parce que nous sommes dans le Plus Mauvais Roman du monde, pauvre crétin. L'autrice est une péquenaude. Elle n'a pas le budget pour créer des monstres ou pour convoquer des nuées de sauterelles. Sans compter ce que lui coûteraient les effets spéciaux enflammés. C'est pas demain la veille qu'on mourra.

— C'est vraiment le plus mauvais roman du monde », dit Pif.

Mais il digérait difficilement d'avoir été traité de crétin. Décidément, Paf le chien commençait à en prendre un peu trop à son aise.

Prenant leurs distances avec la ville, ils se retrouvèrent sur un petit chemin poussiéreux. En contrebas, une étendue désertique. Elle évoquait, en moins beau, le désert de Gobie.

« Il n'empêche, dit Pif. Tu devrais arrêter de m'insulter. Je te suis reconnaissant car t'es un peu mon amphitryon dans ce monde particulièrement angoissant. T'hésites pas à me fournir des explications. Mais cela te donne pas le droit de m'injurier à tout bout de champ.

— Va falloir t'y faire, dit Paf le chien avec un sourire mauvais. Chuis le héros, t'es mon faire-valoir. Sauf que dans le Plus mauvais Roman du monde, y a pas de place pour la complicité. Chuis pas ton Astérix, t'es pas mon Obélix. Je dis ça parce que t'aurais pas compris si j'avais parlé de Don Quichotte et de Sancho Pança. Mets-toi bien dans la tête que t'es juste là comme punching-ball. T'as aucun rôle à jouer ici. Pas plus, du reste, que du temps où t'étais un être humain. Je suis prêt à parier que t'étais un pauvre type occupé à coller des enveloppes toute la journée. Alors ferme ta gueule de geignard atrophié et profite plutôt de la chance que t'as d'être tombé sur mézigue.

— Espèce de... dit Pif.

Mais il ne put achever sa phrase car il lui avait déjà sauté dessus. Les deux êtres roulèrent le long de la pente et finirent dans la poussière, toussant l'un et l'autre à s'en arracher les poumons. Quand ils se furent à peu près remis et eurent levé la tête, ils constatèrent qu'un être humain normalement constitué se tenait auprès d'eux et les observait.

C'était Zeph Libourne, le Magicien de la Face Obscure.