11. La Perfection de la monochromie

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Le trajet entre le funérarium et l'Horror Crystal Palace était relativement long. Ils ne virent rien de remarquable sur le chemin.

« Dommage qu'il n'y ait rien à se mettre sous les yeux, dit Pif. Pas la moindre meuf bien roulée. Pas la plus petite bagnole de luxe. Si encore y avait des haut-parleurs diffusant du gangsta rap, on se ferait moins iech... »

Sans même compter qu'il lui était désormais impossible de bouffer. Quelle horreur tout de même que cette existence sans plaisir aucun.

Il avait beau tourner la tête à droite et à gauche, toutes les habitations et tous les êtres avaient disparu. Il ne restait qu'une étendue blanchâtre où traînaient des ressorts déglingués, des poupées éborgnées, de vieux aspirateurs et des virevoltants. Impulsifs, ces derniers sautillaient, bousculés par le souffle fétide d'un vent cacochyme sur les ailes duquel un poète digne de ce nom aurait été bien en peine de se laisser porter.

« Faut que tu comprennes un truc, Ducon, dit Paf le chien que le visage dépité de Pif avait fini par agacer quelque peu. Accroche-toi parce que je vais utiliser des termes qui dépassent un peu ton dictionnaire. Si on peut qualifier de dictionnaire le lexique indigent dans lequel tu puises laborieusement pour m'adresser la parole. »

Il se racla la gorge et poursuivit :

« Le Plus Mauvais Roman du monde à sa propre logique. L'une des composantes essentielles du processus, figure-toi, est l'ennui.

— L'ennui ?

— Mais oui ! Ne me dis pas que tu trouves palpitantes les aventures que t'es en train de vivre !

— Non.

— Or, l'ennui ne peut être réellement suscité que s'il se passe que dalle.

« Mais y a un hic, poursuivit Paf le chien : ce serait trop simple de rester les bras ballants et d'attendre que le temps passe. Il t'a pas échappé que le Grand Rien, c'était pas seulement le vide : c'est aussi la perfection. L'autrice doit veiller à ce que jamais ne s'instaure le blanc total. Sinon, le lecteur risque de croire qu'il est en face d'un monochrome de Kasimir Malevitch ou d'Yves Klein. Tu penses bien, ce serait ballot ! Pour éviter tout malentendu, elle est tenue d'écrire sans discontinuer.

« Parfois, ajouta-t-il, les différences sont minimes entre le vide et la perfection. Un ennui qui se prolonge finit par adopter des airs intangibles et marmoréens. Les cartes, alors, doivent être rebattues. C'est pour ça qu'il nous arrivera nécessairement des trucs. Rien qui soit digne de passer à la postérité, rassure-toi. Mais des trucs tout de même. Histoire d'échapper à la perfection de la monochromie. »

Pif n'était pas sûr d'avoir tout compris. À dire vrai, il ne s'attendait pas à un tel discours. Et commençait à se demander pourquoi Paf le chien disposait d'un aussi grand nombre de connaissances. Par ailleurs, son ami ne parlait absolument pas comme aurait dû s'exprimer l'être pathétique, difforme et déjeté qu'il semblait être.

Enfin, ils atteignirent la périphérie de la ville. Ils s'engagèrent dans une ruelle pestilentielle avant de se retrouver dans une avenue ensoleillée où s'élevait, incroyablement droit et sans aucun défaut apparent, un haut immeuble aux fenêtres si larges qu'elles occupaient à peu près toute la façade. On aurait presque cru un immeuble de bureaux en plein centre de Manhattan.

Devant ce bâtiment étincelant attendaient un nombre important d'êtres laidissimes en lesquels nos héros reconnurent les figurants habituels du Plus Mauvais Roman du monde. Ils avaient la tête (ou ce qui en tenait lieu) levée vers les étages.

Derrière les fenêtres se trouvaient, en effet, des humains assez beaux, — plutôt bien habillés de surcroît. Comme les personnes qui, dans le chapitre précédent, faisaient la queue devant le funérarium, ils étaient normaux sur le plan anatomique. Certains avaient un visage qui était familier à Pif. Il n'arrivait plus à se rappeler où il les avait vus. Mais ce devait être en des circonstances où ces personnes étaient sous le feu des projecteurs, en majesté. À leur visage ravagé par l'angoisse, on pouvait constater que leur existence semblait avoir pris une tournure dramatique. Comme s'ils cherchaient à être secourus, ils adressaient de grands gestes aux êtres laidissimes qui se tenaient en bas, l'air goguenard.

À plus ample examen, Pif constata que l'immeuble n'avait pas de porte d'entrée. Une pancarte, simplement, avait été plantée à proximité, portant l'indication suivante : HORROR CRYSTAL PALACE.

« Tu peux m'expliquer ? demanda-t-il à Paf le chien.

— O.K., même si t'aurais pu deviner. De toute évidence, t'as pas tous les compartiments du congélateur à la même température... »


Le Plus Mauvais Roman du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant