PDV LIAM
14h. Le tic-tac de l'horloge tambourine dans mon crâne. Je m'installe dans le fauteuil, trop grand, trop... oppressant. Le vieux cuir craque sous mon poids, un son étrange dans le silence presque assourdissant de la pièce. Mes yeux se posent sur le tableau abstrait au mur - des formes floues sans réel sens. Ça me va. Ce chaos me rassure, il me garde à distance du regard de Clara, juste en face. Pourtant, dans le coin de la pièce, j'ai l'impression de te voir, ma sœur. Tu es là. Chaque séance chez ma psy, c'est comme si tu venais me hanter un peu plus, avec ton regard, en m'enivrant de cette fragilité et de cette culpabilité.
Clara est assise, tranquille, ses mains posées sur ses genoux, le visage détendu, bienveillant. Elle ne parle pas, mais sa présence m'encourage malgré moi à dire quelque chose. Les mots hésitent, coincés, et je me surprends à serrer les poings, tandis que ma jambe tressaille, un tic nerveux que je ne maîtrise plus.
- Je sais pas... je sais pas par où commencer, murmuré-je enfin, presque pour moi-même.
Clara incline légèrement la tête, une patience inscrite dans chaque geste. Un silence s'installe, lourd, mais étrangement rassurant. La tristesse, elle, est là, comme une ombre qui refuse de s'éloigner. Toujours là, collée à moi, comme une vieille amie dont on n'arrive pas à se détacher.
- Vous pouvez commencer où vous le souhaitez, répond-elle doucement. C'est votre espace.
Je prends une respiration tremblante.
- C'est ridicule, mais... j'ai l'impression que tout ce que je fais est en décalage. Que tout est... inutile.
Les mots tombent, lourds, presque accusateurs. Ça sonne tragique, peut-être même pathétique, mais je m'en fiche. C'est mon quotidien. Cette ombre, cette tristesse qui me colle à la peau. Je finis par ajouter, presque en un souffle :
- Elle est là depuis longtemps... cette tristesse. Au point que je crois que je m'y suis attaché maintenant. Comme une cicatrice qu'on finit par accepter.
Clara me regarde attentivement, sans jugement, avec une empathie palpable dans ses yeux.
- Parfois, les cicatrices sont des rappels douloureux, mais elles peuvent aussi être des marques de ce qu'on a surmonté. Elle fait partie de vous, oui, mais peut-être n'est-elle pas là pour définir toute votre vie. Avez-vous eu des moments où elle semblait moins pesante ?
Je déglutis, fixant toujours le tableau.
- Oui... J'ai quelqu'un, dans ma vie. Elle m'apporte beaucoup de bien. Avec elle... parfois, je peux respirer.
Le regard de Clara s'adoucit.
- Cette personne vous apporte de la légèreté dans des moments difficiles. Peut-être vous aide-t-elle à entrevoir une forme de paix, même si ce n'est qu'un instant ?
J'acquiesce, sans quitter des yeux les formes confuses sur le mur.
- Oui... Avec elle, la tristesse me lâche un peu. Mais... j'ai peur de tout gâcher. Depuis que j'ai perdu ma sœur, cette peur de perdre quelqu'un me ronge. De tout perdre, encore. Comme si ça finirait par arriver, d'une façon ou d'une autre.
Clara observe un instant, me laissant le temps de poser mes pensées, et je ressens presque un poids se lever, comme si ces mots retenus me soulageaient un peu.
- C'est naturel d'avoir cette peur, surtout après une perte aussi douloureuse. Vous pensez que vous pourriez... saboter cette relation ?
Je laisse échapper un soupir, et, sans le vouloir, un autre souvenir remonte.
- Chaque nuit... c'est toujours pareil. Elle est là, dans mes rêves... Eléa. Ma sœur. Elle est là, je l'aperçois... et puis elle disparaît, encore. Toujours le même rêve, et chaque fois, je me réveille avec ce vide... un vide qui me hante au matin.
Les yeux de Clara s'emplissent d'une douceur qui rend le poids de mes paroles un peu plus léger.
- La perte d'Eléa est un fardeau que vous portez, Liam. Ce vide, ce sentiment d'inachevé... il influence aussi la manière dont vous vivez aujourd'hui, en alourdissant cette tristesse dont vous parliez. Mais peut-être qu'aujourd'hui, vous pouvez envisager de lui laisser moins de place ?
Je hoche la tête, presque imperceptiblement.
- J'ai peur que... que ce vide, cette tristesse, finisse par l'étouffer, elle aussi.
Clara ancre ses yeux dans les miens.
- Votre tristesse est une part de vous, mais elle ne vous définit pas. Cette personne que vous aimez voit aussi les autres facettes de vous - celles qui sont capables d'aimer, de sourire, de ressentir du bonheur. Et peut-être aussi celles qui ont traversé les épreuves et qui continuent d'avancer.
Je sens ma gorge se serrer.
- J'aimerais y croire. Mais... j'ai tellement peur qu'un jour, elle réalise que je suis... trop, que mes ombres sont trop envahissantes.
Clara me sourit doucement, rassurante.
- C'est une peur compréhensible, Liam. Mais parfois, partager ces ombres avec quelqu'un renforce la relation, plutôt que de la briser. Et cette personne vous fait du bien, alors peut-être méritez-vous de lui faire confiance, tout comme elle vous fait confiance. Ce que vous traversez n'est pas une faiblesse, c'est une part de votre histoire. Et si elle peut l'accueillir, cela peut vous aider tous les deux à construire quelque chose de fort.
Les mots de Clara flottent dans l'air, et un léger apaisement glisse en moi. Peut-être... peut-être que j'ai le droit d'être aimé, même avec mes failles. Peut-être que je peux baisser un peu les armes, arrêter de me battre contre moi-même, juste un peu.
Je reste un instant, les mots de Clara encore suspendus dans l'air, comme une promesse que j'ai envie de croire, même si une part de moi résiste encore. Un fragment d'espoir s'insinue malgré tout, fragile mais tenace, comme une lumière discrète qui perce la brume. Et je pense à elle... Moira.
Son sourire me revient en mémoire, cet éclat sincère et plein de vie qu'elle porte malgré tout, comme un défi lancé au monde. Avec elle, tout paraît un peu plus léger, comme si son rire chassait mes ombres, un souffle après l'autre. Dans ces instants-là, les fantômes s'éloignent un peu, et je me surprends à sourire, presque sans m'en rendre compte.
Peut-être que Moira voit en moi quelque chose que je n'arrive pas encore à voir. Peut-être qu'avec elle, je peux réapprendre à croire en ce que je pourrais devenir, sans les chaînes de mes peurs. Elle est là, comme une brise douce dans ma vie, m'offrant une chance d'aimer encore, malgré tout.
Je lève les yeux vers Clara, et pour la première fois depuis longtemps, je ressens une brèche dans la carapace de ma tristesse, quelque chose qui ressemble à une envie, à une possibilité.
- Peut-être que vous avez raison, Clara. Peut-être que je peux apprendre à vivre avec mes ombres... et à laisser la lumière entrer.
Elle m'adresse un sourire chaleureux, encourageant.
- Vous faites déjà les premiers pas, Liam. Continuez d'avancer, petit à petit. Et n'oubliez pas que, même dans les moments sombres, vous n'êtes pas seul.
Je hoche la tête, serrant cette idée contre moi comme un talisman de protection et de bien-être. Moira m'attend chez elle ; demain, son frère a une scène dans un festival, elle aura l'appart pour elle seule, me dit-elle avec un émoji coquin dans un SMS que j'imagine écrit avec son sourire lumineux, prête à me montrer qu'il y a encore des jours où tout devient possible.
En sortant du cabinet, pour la première fois depuis longtemps, le monde me semble moins oppressant. Le vent me caresse le visage, et dans ce souffle léger, je sens comme une promesse d'avenir. Peut-être que, finalement, il est encore possible d'avancer, un pas après l'autre, vers quelque chose de meilleur.
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Teaching Love
Roman d'amourNos cœurs en suspens, un an après l'orage, le ciel ne porte plus d'arc-en-ciel, seulement des souvenirs sombres, mille éclats de douleur qui brûlent encore. Je t'ai retrouvée, Moira, toi, comme un mirage qui n'en a pas un, au bar. ton fauteuil comme...