La vieille camionnette progresse tant bien que mal sur Pacheco Pass Highway, crachant régulièrement d'inquiétants nuages noirs. Depuis qu'ils ont quitté San Francisco, Shane Blair ne s'est pas arrêté de parler. Celia, assise droite comme un piquet sur le siège passager, écoute distraitement son collègue. Les mots sortent de la bouche mal rasée tels l'eau d'une fontaine cassée ; sans filtre et sans fin. Les mains de la jeune femme sont crispées sur un dossier aux coins écornés. Elle vient d'en terminer une seconde fois le tour, lorsqu'elle interrompt brusquement le monologue de son partenaire.
— La feuille de mission dit que les survivants ont trouvé refuge dans un ranch près d'Austin, Texas. Vingt-deux personnes, toutes adultes. Quinze hommes et sept femmes. C'est qui la cible ?
Shane, qui était en train de lui expliquer comment la troisième madame Blair l'avait laissé sans rien de plus qu'un appartement minable dans la banlieue d'Oakland, ferme un œil, et réfléchit un instant.
— La cible ? répète-t-il. Eh bien, ce sont eux. Les vingt-deux. On balance des clips sur tous les canaux depuis des mois pour pousser les survivants à nous contacter. C'est pas pour les laisser dans la merde quand ils y parviennent que...
— Une centaine, OK, le coupe Celia. Peut-être qu'on nous enverrait pour une centaine de mecs. Peut-être. Mais vingt-deux ? Depuis le début de l'épidémie, des millions de personnes sont mortes ou ne valent guère mieux. Et on nous ferait traverser la moitié des États-Unis pour trois pékins qui ont une chance sur deux d'être déjà cannés quand on arrivera ? Donc j'en reviens à ma question : lequel de ces vingt-deux pauvres types a-t-on jugé suffisamment précieux pour tenter une extraction ?
Shane plonge la main dans le paquet de chips coincé entre ses cuisses, et en fait disparaître une poignée dans sa bouche. Un court silence s'installe, seulement interrompu par le bruit mouillé de la mastication et la toux inquiétante de la camionnette.
— Piper Woodward, annonce finalement Shane. Elle est virologue.
Celia sourit d'un air suffisant et entendu, le laissant cependant poursuivre.
— Elle est professeur à l'université d'Austin. Une sommité dans le métier. Les labos de Frisco tournent plein pot pour tenter de trouver un remède à cette merde. Ce serait bien de mettre la main dessus. Sur la nana, j'veux dire. Ce serait sûrement un atout intéressant.
— Autre chose que je devrais savoir ? s'enquit Celia, un éclat de triomphe dans le regard. Pourquoi me cacher des infos aussi importantes ?
— Eh bien, réfléchit Shane en se grattant négligemment la barbe d'un doigt, j'ai lu ton dossier. Tu es efficace, mais un rien... protocolaire. J'avais dans l'idée que si je te le disais tout de suite, tu ne mettrais pas autant d'entrain à sauver les vingt-et-un autres. Je me trompe ?
Celia se renfonce dans son siège, et médite quelques instants.
— Si on peut tous les ramener, très bien. Mais c'est rassurant de savoir qu'une seule de ces vies importe vraiment.
Shane secoue légèrement la tête de droite à gauche, et pousse un soupir volontairement sonore. Il laisse quelques minutes s'écouler en silence, espérant que sa collègue y lise son indignation, puis cède à l'attrait de replacer la troisième madame Blair au centre de la conversation.
La route, autrefois victime d'un éternel trafic, n'est plus aujourd'hui qu'un long ruban de bitume déserté. Ils croisent occasionnellement quelques véhicules militaires, qui ralentissent à leur hauteur, puis s'éloignent rapidement en découvrant le macaron sur le parebrise de la vieille camionnette. Le précieux sésame, un simple autocollant aux couleurs du drapeau, assure à son propriétaire la libre circulation.
Celia laisse son regard fureter et s'attarder sur un panneau à moitié rongé par la rouille et le temps. Il indique, à moins de quatre kilomètres, le lac de San Luis. Elle hoche la tête pour elle-même, et savoure les derniers instants qu'il lui reste en zone libre.
— Et c'est dans ce toaster sur roulettes qu'on est censés aller les chercher ? demande-t-elle brusquement.
— Un toaster, ma Volkswagen ? C'est une pièce de collection, ça ! s'insurge Shane. Une merveille que mes trois mariages n'ont pas réussi à me soutirer. Profite donc du voyage à bord de l'une des plus belles créations automobiles de ces derniers siècles !
— Ça grince, ça saute, et j'ai l'impression qu'une tartine brûlée peut sortir du capot à tout moment, maugrée Celia. C'est pas une camionnette, ce truc. C'est un grille-pain.
Les yeux arqués, dessinés sur la casquette de Shane, lui lancent un regard noir, mais son propriétaire s'esclaffe.
— Finalement, on va peut-être bien se marrer. T'as pas à t'inquiéter pour mon toaster. On le laisse au lac. Le trajet, on le fera sur des engins plus appropriés à notre traversée du désert.
Shane ricane quelques instants, agrippant le volant des deux mains. Il redresse soudainement un index, et désigne la route qui, non loin, s'achève enfin.
— Je suis déjà venu plusieurs fois ici avec mesdames Blair numéros une et deux. Je peux te dire que ça avait une autre gueule.
Le lac de barrage de San Luis n'a en effet plus rien d'un lac. Il est totalement asséché. L'eau a laissé place à une mer de véhicules blindés et d'hommes en uniformes qui s'agitent comme des insectes sous un spot. La vaste cuvette est bordée d'un rideau grillagé et électrifié. De hautes tours de garde parsèment les alentours et les silhouettes menaçantes de mitrailleuses automatiques se découpent à leur sommet. De temps à autre, le ciel s'illumine d'un bref éclat de lumière lorsqu'elles détectent un mouvement par-delà la clôture. Pour les militaires fatigués et blasés qui hantent le campement, les détonations sporadiques ne sont plus qu'un vague désagrément dans un quotidien tristement routinier.
Le van crache quelques protestations lorsque Shane rétrograde en seconde, puis en première, et s'immobilise enfin. Un soldat, au visage aussi usé par la fatigue que le tissu de son uniforme, apparaît depuis l'abri d'un auvent de fortune. Shane mouline d'une main la poignée de la fenêtre, extrayant de l'autre un papier froissé de la poche de sa chemise. L'homme le lit rapidement et donne un ordre distrait aux trois militaires qui barrent la route.
— Vous trouverez le commandant aux baraquements, informe-t-il Shane en s'effaçant de nouveau sous la pénombre du petit porche.
Celia grimace quand Shane repasse la première dans un grincement qui lui rappelle les râles d'un asthmatique en phase terminale.
— Quelle conversation, ce mec, ironise Shane en remontant la vitre dans un crissement.
Ils se faufilent dans la foule d'uniformes qui vont et viennent, mettant le cap droit sur une rangée de cabanons en bois. Certaines fenêtres sont obstruées par de lourds rideaux. Derrière, des soldats épuisés tentent de profiter d'un peu de repos, avant de retourner affronter un nouveau tour de garde.
La camionnette s'immobilise enfin au milieu d'autres véhicules dont la plupart, sans surprise, ont plus fière allure que le leur. Les deux agents descendent en silence et avancent à grandes enjambées vers le cabanon qui sert de quartier général. Shane pointe le doigt vers deux motos militaires parquées à l'abri du soleil.
— Nos nouvelles montures, informe-t-il. Tu sais conduire, je crois ?
Celia approuve de la tête. Un bref instant, des images depuis longtemps oubliées refont surface sur l'écran poussiéreux de sa mémoire. Elle se revoit, enfant, accrochée au dos de son père, sur la vieille Honda qu'il entretenait presque religieusement. Parfois assise derrière lui, parfois dans le side-car, elle avait regardé des milliers de kilomètres défiler comme une bobine de film. Plus tard, elle en avait elle-même possédé plusieurs. Des bolides tout-terrains, parfaits pour se mettre du cambouis plein les mains, et parcourir des routes que personne n'osait plus emprunter. Et deux motos, se dit-elle, valent sûrement mieux qu'une voiture. Si l'une d'elles vient à lâcher, au moins pourront-ils toujours grimper à deux sur l'autre.
— Silencieuses et passe-partout, reprend Shane en la tirant de ses rêveries. J'espère que t'as amené ton gilet en cuir ! Faut se faire belle, j'ai entendu dire qu'il y avait pas mal de jolis garçons derrière ce rideau !
— Et peut-être la quatrième madame Blair, réplique posément Celia.
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Le Continent des Morts
HorrorDans un futur post-apocalyptique, un virus mutant découvert sur une mer de déchets transforme les contaminés en "Enragés" : des êtres rapides, intelligents, et insatiables, bien plus dangereux que les zombies classiques. En quelques mois, l'Amérique...