Dantesque

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Je ne pensais pas mourir aujourd'hui.

Une part de moi, celle encore accrochée à l'enfance sans doute, attendait encore son heure pour vivre une grande aventure. De celles qui traversaient le temps, mêlaient rois et reines et créatures obscures. De celles qui révélaient les héros et vous transportaient hors du temps présent.

D'aventures, je n'en avais encore pas vécu, outre celles que pouvaient vous réserver la vie. Or, le quotidien m'était chevillé au corps, et je n'avais pas vécu. Pas vraiment.

Alors non, la mort, je ne l'attendais pas aujourd'hui.

A cette heure avancée de la soirée, seuls des étudiants déambulaient encore entre les rayonnages de la bibliothèque universitaire. On tournait des pages, des sièges raclaient le sol et des toussotements résonnaient.

Je fermai les yeux et soupirai. Le bâtiment n'allait pas tarder à fermer et bientôt, le moment de rentrer chez moi ne pourrait plus être repoussé. Quiétude. Livres. Chaleur. L'appartement que Papa et ma belle-mère louaient à quelques rues de là en était dépourvu.

Sur la table devant moi, le rayon lumineux d'un lampadaire terminait sa course. Pensivement, j'y passai les doigts. La lumière, comme la lentille d'un télescope, permettait d'apercevoir les particules de poussière habituellement invisibles ; elles naissaient et mourraient, juste le temps de la traversée lumineuse.

Voilà, réalisai-je une énième fois : ces considérations rêveuses ne parvenaient pas à fleurir dans mon esprit entre les quatre murs de l'appartement. Il y manquait l'air. Il y manquait l'espace. Le romantisme. L'optimisme.

Dans un couloir, très loin de mon recoin, le son feutré des pas de la bibliothécaire raisonna. C'était l'invitation à quitter les lieux. Alors, un par un, les sacs furent fermés et les derniers lecteurs – moi y compris – quittèrent la grande salle.

Demain. J'y retournerai demain. Puis le jour qui suivrait, et ainsi de suite, jusqu'à l'entrée à la faculté. Le sort de certains était sans doute bien plus désagréable.

Pourtant, j'étouffai.

Dehors, la nuit était tombée depuis longtemps. Une bourrasque balaya la rue et les arbres nus la bordant accompagnèrent mon frisson. Ils avaient perdu leurs feuilles, mais impossible de les retrouver : quelqu'un était déjà passé les ratisser. Au nord des Etats-Unis à la mi-automne, le climat était rigoureux et rentrer tard m'exposait à de sérieuses problématiques thermiques. La ville n'était pas très étendue mais la vingtaine de minutes de marche séparant la bibliothèque et l'appartement suffisait à me glacer jusqu'aux os.

Il était presque vingt-deux heures. Comme chaque soir de semaine, Papa et Abbie devaient déjà s'être endormis. Leur travail d'infirmiers les exténuait l'un et l'autre.

Au détour d'une rue, un brouhaha inhabituel de rires et de cris joyeux retentit : un bar, le plus bel établissement de la ville, avait été réservé pour une soirée privée. Quelques voitures luxueuses en encadraient l'entrée.

Après avoir vérifié de part et d'autre de la rue qu'aucun véhicule n'arrivait, je changeai de trottoir. Croiser des personnes ivres n'était pas le type d'aventure que je recherchais et plus vite je serai chez moi, plus tôt je m'endormirai. Un nouveau jour commencerait et je pourrais alors de nouveau quitter cet endroit.

Mais une fois de l'autre côté de la rue, une détonation étouffée retentit, aussitôt suivie d'un bruit de bouteille cassée. Le son provenait d'une minuscule ruelle que je savais sans issu. Je ralentis le pas et jetai un coup d'œil à un petit groupe de jeunes hilares. L'un d'entre eux ne semblait cependant pas partager leurs rires : à genoux entre deux poubelles, des débris de verres l'entouraient et du sang coulait d'une blessure au front.

L'Institut FitzgeraldOù les histoires vivent. Découvrez maintenant