La tempête

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Fracas et tonnerre de la tempête au-dehors. Fracas et tonnerre de la terreur au-dedans. Ben s'enfuit aussi vite qu'il le peut. Mais il n'a pas d'issues. On ne trouve pas de sorties de secours sur un bateau - même un cargo comme celui-ci.

« Ben ! hurle Steilman. Ben, ramène-toi tout de suite, petit trou du cul ! BEN ! AU PIED ! »

Que dalle, pense Ben. Il n'a pas d'issue mais il va forcément trouver une cachette. C'est plein de cachettes, un bateau. Ou il va trouver quelqu'un. Il reste forcément au moins une personne de vivante à bord de ce foutu rafiot.

Il ne peut pas croire que Steilman les ai tous tués. Même cinglé jusqu'à la moëlle, Steilman ne peut pas avoir fait ça ! Surtout par un temps pareil ! Même si Ben arrive à mettre un terme à la subite carrière de poignardeur de Steilman, s'il ne reste personne d'autre en vie ici, il va mourir. Une idée trop atroce pour être réellement envisagée. Ben court.

Le bateau fait une embardée plus brutale que les autres et Ben heurte violemment la paroi. Son cri est étouffé par le bruit des vagues. C'est sans doute une vague qui a secoué le 421 comme une coquille de noix. Une de ces vagues de dix mètres qui transforment un honnête cargo mixte en imitation d'un sous-marin.

Ben s'attend presque à ce que l'eau, détruisant tout sur son passage, vienne le chercher jusqu'ici, dans les coursives, et prive Steilman devenu fou de son dernier jouet...

La secousse a au moins le mérite de faire taire le marin. Pas pour très longtemps. Steilman se remet vite à hurler ses imprécations et ses ordres. Ben n'essaie plus de le raisonner. Plus depuis qu'il a vu les tripes du capitaine soigneusement enroulées autour du bras de Steilman.

A partir de ce moment-là il a tenté de sauver sa peau dans cette version macabre du jeu de cache-cache, terrifié au-delà de tout ce qu'il avait pensé connaître un jour. Et il continue. Il court et se cache, entend Steilman, panique et s'enfuit à nouveau, court à toute allure pour se cacher plus loin, mais en vain, il n'arrive jamais à semer complètement son poursuivant, à croire que l'autre a le diable de son coté...

« Petite merde... grogne son poursuivant. Je t'aurais toi aussi... Je vais te faire bouffer tes putains de tripes, salopard ! »

Des répliques qui sonnent étrangement faux. Ben se dit qu'il les a trop entendues au cinéma. Elles ont perdu tout leur sens. Mais ça ne doit pas être si facile de trouver quelque chose d'original. Pas quand on poursuit un gibier aussi peu conciliant.

Ben serre davantage le morceau de chemise qu'il a enroulé autour de sa main. Si en prime il laisse derrière lui des gouttes de sang, il est foutu. Steilman n'aura plus qu'à suivre sa piste comme le petit Poucet retrouvant ses cailloux blancs...

Pendant quelques secondes, le mur se prend pour un plancher. Ben court en s'aidant de ses mains. Il ne sait plus trop s'il s'enfuit ou s'il tente de ne pas tomber. Il heurte toutes les parois et ne s'en aperçoit même pas - il s'estimera heureux s'il arrive à s'en sortir avec quelques bleus. Il traverse à toute allure la superstructure où vit - vivait ? - l'équipage et s'enfonce dans les profondeurs de la cale.

Aller jouer au milieu des containers qui pèsent plusieurs tonnes, quand l'océan se déchaine, c'est suicidaire. Qui sait dans quel état il va les trouver. Ben espère seulement qu'il restera assez de bon sens à Steilman pour qu'il ne le suive pas, qu'il se décide à remonter sur la passerelle et qu'il prenne la peine de diriger ce foutu bateau. Puisque visiblement il ne reste personne d'autre en état de le faire.

Ben se cache en tremblant comme une feuille. Il a un goût acre dans la bouche - un gout de trouille puissance cent mille, une envie de vomir dû autant au roulis qu'à la peur, et il pleure. Il commence à se rendre compte à quel point il a mal. Et qu'il n'a pas de solution.

Steilman est devenu fou, sans aucun doute, il faut être complètement cinglé pour se mettre à massacrer tous ses collègues comme ça sans raison, mais il est fort. Et intelligent. Il a été discret au début, quand les marins étaient assez nombreux pour lui faire regretter d'être venu au monde. Et maintenant il ne reste que...

C'est impossible qu'une chose pareille arrive, pense Ben qui refuse d'admettre la suite logique de sa phrase : c'est impossible mais c'est arrivé. C'est réel. Ce n'est pas un foutu cauchemar. Il entend un atroce craquement. L'eau ! L'eau est là ! L'eau est entrée ! Et, bordel, l'eau monte !

La prochaine vague va achever de détruire le bateau. Il ne peut plus fuir.

Il regarde devant lui. Il ne peut plus fuir le fou non plus. Steilman s'est toujours déplacé aussi discrètement qu'un chat. A présent le silence n'a aucune importance, mais il avance avec l'aisance d'un félin, comme si lui était épargné par les chocs que la mer en furie assène à la ridicule coquille de noix. Il a toujours son couteau à la main. Son long couteau de boucher.

Et au moment exact où l'arme s'enfonce dans le front de Ben, l'océan achève enfin son œuvre et emporte les deux hommes et toute la cargaison.

Ben meurt.


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