Ils font de leur mieux pour garder le chemin sous leurs pieds mais la purée de poids est trop épaisse pour qu'ils distinguent quoique ce soit plus bas que leur taille. Ils sont bien forcés de ralentir. Aucun cliquetis ne les a suivis.
« Qu'est-ce que tu as foutu ? gronde Steilman. On est fichu !
‒ Au moins on a échappé à ces trucs... C'était quoi ?
‒ Les tape-boulons de Jassak, bien sûr ! Ses créatures damnées... Mais dans la brume, il y a bien pire...
‒ Ah ouais ? Et bien le lézard à trois têtes cannibale du brouillard a l'air d'être en vacance. Alors on va avancer en faisant trèèès attention et on continue à monter. On est presque arrivé.
‒ On n'arrivera jamais nulle part. » conclut lugubrement Steilman.
Un lent craquement lui répond. Le genre de bruit que font sans doute les immeubles pris dans un tremblement de terre quelques secondes avant de s'écrouler. La main de Ben se crispe sur le bras de son compagnon. Tout devient plus sombre autour d'eux.
Ben trébuche sur un rocher vertical pointu comme une dent. Il s'écarte. Le rocher s'élève. D'autres l'entourent. Deux rangées de dents en bas. Deux rangées de dents en haut. Qui se rejoignent dans un claquement sec. Ben et Steilman sont dans une obscurité totale.
« Tu... tu as vu les dents ? bredouille Ben.
‒ Ouais. On est coincé. Mais ce truc ne ressemble pas à une bouche. Peut-être qu'on n'est pas encore digérés...
‒ Mais il n'y aurait pas de dents s'il n'y avait pas de bouche !
‒ Depuis le temps que tu es ici, tu aurais dû t'habituer à ce genre d'absurdités... Suis-moi.
Ils errent quelques temps à tâtons dans le noir, sans parvenir à trouver un mur, un chemin, une pente ni quoi que ce soit d'autre qui leur permette de savoir qu'ils ne tournent pas en rond. Le sol autour d'eux est parfaitement plat, ils ne sont donc plus sur la montagne. Ils sont tombés dans un piège, comme l'avait prédit Steilman, et Ben hésite à lui présenter ses excuses. Après réflexion, Steilman ne s'est pas excusé de l'avoir tué, il peut donc s'en passer. Ben n'est pas quelqu'un de rancunier mais cette fois-ci le pardon a du mal à venir.
‒ Tu n'as rien pour faire du feu ? grommelle Steilman.
‒ Non... j'ai une racine, mais pas de briquet. Et je ne sais même pas si elle brûle cette saleté.
Ils entendent alors une voix qui évoque un interminable grincement :
‒ Oooooooh... une raciiiiiiiiine... qu'il est gentiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiil !
Les deux hommes se serrent instinctivement l'un contre l'autre. Peu à peu ils distinguent l'être qui leur parle grâce à la lueur malsaine de sa peau phosphorescente. Il est humanoïde mais trop gluant pour inspirer confiance. La bave qui coule en permanence de sa bouche dessine une flaque à ses pieds.
Finalement Ben retrouve l'usage de la parole :
‒ Vous voulez ma racine ?
‒ Oooh ouiiiiiiiiii !
‒ Je veux bien, si vous nous aidez à sortir de là pour rejoindre les nuages ! Et sans voler.
‒ Ooooh... je préfèreraaaaaais un jeuuuu... si je gagne, j'ai la raciiiiine... Si je peeeeeeerds... je vous guiiiiiiide...
‒ Quelle sorte de jeu ?
‒ Des devineeeeeeettes ! Rien de difficiiiile... On est entre amiiiiiis, iiiiciiiiiii...
Ben et Steilman s'entretiennent à voix basse pour prendre une décision, mais ils n'ont pas tellement le choix. Une fois qu'ils acceptent, un sourire aux dents trop pointues les remercie et une main gluante s'enroule autour du poignet de Ben : la créature veut les installer confortablement pour son jeu.
Ils tentent maladroitement de ne pas trop heurter les filaments gluants qui lui servent de lit et se laissent courageusement asseoir sur des fauteuils tout aussi répugnants.
‒ Commenceeeeeeeeeeeez...
Ben ne connait aucune devinette, à part celle du temps qu'il n'a pas comprise et qu'il a à moitié oubliée. Il cherche à se rappeler ce que la médium lui a dit la deuxième fois, au cas où ce récit le sortirait du pétrin... mais à moins que la chose ne soit la fillette la plus laide des deux mondes, ce n'est pas son histoire qu'il a entendue. Steilman commence :
‒ On me donne à manger, je vis. On me donne à boire, je meurs. Qui suis-je ?
‒ Le feeeeeeeeu, répond la créature avant même que Ben ait eu le temps de chercher. Booonne énigme. A mon tooooour.
Steilman est bon à ce jeu, mais le crapaud est meilleur encore. Il ne prend jamais le temps de réfléchir ni avant de répondre ni avant de poser une nouvelle question. Steilman tente de biaiser en posant des devinettes sans queue ni tête, mais leur adversaire n'hésite même pas, tandis que le temps que Steilman passe à réfléchir est de plus en plus long.
Ben se tord nerveusement les doigts, joue avec la racine, tripote sa tresse d'herbe et surtout tente de réfléchir. En vain. Les énigmes lui passent à des kilomètres au-dessus de la tête. Jusqu'à ce que la créature leur demande :
‒ Qu'est-ce que les humains ne peuvent voir mais qui est toujours devant leurs yeux ?
Leur adversaire est si pressé de donner le coup de grâce qu'il en oublie de chuinter. Ses yeux globuleux ne quittent pas la racine que Ben fait tournoyer entre ses doigts avant de commencer à se ronger les ongles.
Le soupir de Steilman lui suffit pour savoir que celui-ci n'a pas la réponse et qu'il ne voit pas comment la trouver. Dans son énervement Ben mord la racine de l'Arbre qui Répond.
‒ L'avenir ! dit-il avant de comprendre que les mots allaient quitter ses lèvres.
La créature gémit en montrant encore davantage de dents, puis elle secoue la tête, les arrosant d'un léger grésil de bave. Ben a enfin compris l'utilité du cadeau de l'Arbre. C'est à leur tour de poser une question et il demande Steilman :
‒ Demande-moi quelle est la question à poser pour gagner !
‒ Heu... quelle est la question à poser pour gagner ?
Ben mord franchement la racine et dit :
‒ Pourquoi ?
Il s'arrête, se demandant s'il n'a eu que la moitié de la réponse, mais c'est une véritable énigme aux yeux du crapaud qui commence à s'affoler et secoue la tête de plus belle. Furieux, il finit par cracher :
‒ Il n'y a paaaaaaaaas de répoooonse !
‒ Si ! Et si vous ne trouvez pas, vous devez nous amener jusqu'à la sortie !
‒ Dites-moi la répooooooooonse !
‒ Une fois qu'on sera dehors !
‒ Dehoooooors ? Je ne vais pas dehooors, mooooooi... il y a de la lumièèèèère... J'irai jusqu'à la pooooorte seulemeeeeent...
‒ Sale menteur ! Vous nous avez promis que...
‒ Du calme, dit Steilman. On a gagné, allons jusqu'à cette porte. Si c'est près de la sortie, il vous donnera la réponse. Si c'est une arnaque, vous n'aurez que mon pied au cul. Clair ?
‒ Liiiiimpiiiiiiiiiiide. » marmonne la créature en bricolant un sourire trop dentu.
Ils quittent sans regret son antre gluante et le suivent le long d'un labyrinthe tout aussi poisseux où ils doivent ramper dans des tunnels ou avancer en équilibre sur des corniches, le tout dans une obscurité presque absolue.
La peau verdâtre de leur guide éclaire tout juste assez pour dissimuler les pièges du terrain et les deux humains avancent lentement et précautionneusement. Ben enrage. Enfin ils arrivent. La porte est un grand rectangle taillé dans le noir qui laisse voir les chauds rayons du soleil. Au-delà, on peut distinguer un paysage à couper le souffle et quelques nuages paresseux. Elle donne bel et bien sur le sommet de la montagne.
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Au-delà
FantasyArrivé dans l'autre monde, le pauvre Ben s'aperçoit que passer dans l'autre coté n'était que le début de ses ennuis. Entre dieux, monstres et bureaucrates, parviendra-t-il à échapper à son sort ? Une histoire beaucoup plus délirante que ce que je fa...