Retour aux formalités

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Un gardien à tête de buffle est devant la porte. Il tient à la main une hallebarde de plus de deux mètres sur laquelle il s'appuie. Il baille en voyant le trio arriver et dit mollement :

‒ On ne passe pas.

‒ Que faut-il faire pour passer ? demande innocemment Ben.

‒ Y a pas moyen. C'est pour ça que je dis 'on ne passe pas'. Si on passait, je dirais 'passez'. Et là vous passez pas. C'est pas compliqué.

Ben se retourne vers son compagnon et voit que Steilman a sa tête des mauvais jours, ceux où il descend à terre pour castagner tout ce qui pourrait ressembler à un flic ou à un marin qui l'aurait regardé de travers. Il lui fait signe de se calmer et propose :

‒ On peut forcément faire quelque chose pour vous ! Vous n'avez envie de rien, planté là toute la journée ?

Le bœuf avachi se concentre péniblement sur le front de Ben et marmonne :

‒ C'est de l'herbe ?

‒ Oui ! Je vous la donne si vous nous laissez passer !

Le gardien accepte. Ben défait son bandage d'herbes tressées et le lui donne. Tandis qu'il la broute avec un plaisir évident, la créature visqueuse réclame la réponse promise.

‒ 42 ! » lui dit Ben très sérieusement avant d'enfin sortir à l'air libre.

Il se retourne. Steilman et lui viennent d'émerger d'un long banc de brume qui s'éloigne rapidement.

‒ Tu lui as sorti une belle connerie, dit Steilman avec un sourire cruel.

‒ C'était dans H2G2. Et c'est peut-être vrai. Je crois que tout est possible, surtout ici.

Steilman hausse les épaules, se désintéressant de la question. Il inspecte l'horizon tout autour de lui et grimace. Ils sont bien sur une montagne, et plus précisément sur un piton rocheux qui domine toute la chaine, d'où ils n'ont aucun moyen de descendre.

Ben, quand à lui, ne cherche pas comment descendre. Ils doivent encore monter. Les nuages de sable blanc passent non loin d'eux mais aucun ne se colle à la pierre, et ce qui parait proche lorsqu'on contemple un paysage est sacrément plus éloigné lorsqu'il faut franchir cette distance en sautant au-dessus du vide. Les nuages passent à toute allure. Ben a l'impression de se préparer à sauter sur le toit d'un camion depuis le pont d'une autoroute. Steilman commence à dire :

‒ On n'y arrivera jam...

Il est coupé par Ben qui se précipite sans réfléchir davantage, la bouteille toujours serrée dans ses bras, sa blessure laissant derrière lui un trait de gouttelettes de sang. Il atterrit sur le nuage du bout du pied, oscille, bas des bras, se recroqueville en avant et finit par véritablement tomber vers les dunes.

Les bords extérieurs du nuage sont plus hauts que l'intérieur, au creux duquel un bureaucrate est installé dans un nid d'os, et Ben ne peut pas voir si Steilman s'apprête à le suivre. Il s'en veut de ne pas l'avoir forcé à sauter en premier. Si Steilman n'est pas là, tout est fichu...

Heureusement l'autre marin a pris son courage à deux mains et a sauté à son tour avant que le nuage ne s'éloigne trop. Il est furieux. Ben l'ignore et ils vont tous les deux jusqu'au nid, où une femme à tête d'aigle s'occupe sèchement d'un mort qui vient d'arriver. Son cas est vite jugé et des oiseaux aux ailes de flamme viennent le chercher. Ben profite de ce temps de répit pour dire à la bureaucrate :

‒ Nous venons déposer une plainte !

‒ Votre cas a été jugé la décision est sans appel descendez d'ici j'ai du travail.

‒ Une plainte contre le dieu Jassak pour avoir rendu fou un humain vivant et l'avoir poussé à tuer d'autres humains dont les âmes auraient dû revenir à Fulmur.

La femme-aigle lève les yeux de ses registres cylindriques et les regarde tous les deux – bien qu'elle n'en porte pas, elle donne l'impression de les toiser par-dessus ses lunettes.

‒ Vous avez des preuves ? demande-t-elle sèchement.

‒ Steilman est témoin, c'est lui qui a été sa victime.

‒ Mark Steilman, attendez ici, mon collègue va vous accompagner jusqu'au tribunal. Merci de votre participation civique. Toutes les irrégularités doivent être signalées.

Steilman s'écarte un peu du nid et demande à Ben :

‒ Quel rapport avec la guerre ? Ces putains de dieux savaient déjà tout !

‒ Oui, mais maintenant que c'est public, Fulmur sera obligé d'attaquer ou il sera humilié... En tous cas c'est ce que l'Arbre m'a dit. Bonne chance, et au revoir, peut-être.

‒ Comment ça ? Tu ne reste pas avec moi ?

‒ Non. Il faut que je rejoigne les morts de Jassak... Et peut-être que Kasta et l'autre sont prisonnières là-bas !

‒ Je sais que tu me caches quelque chose... Tu ferais mieux de tout me dire !

L'expression de Ben est suffisamment ambiguë pour passer pour de la sollicitude, mais Steilman le connait assez pour savoir que son visage n'exprime pas sa gentillesse naturelle. Il s'est cadenassé derrière une indifférence froide que Steilman ne lui avait jamais vue.

Il comprend que Ben ne lui dira jamais ce qu'il a en tête ni quelle est la suite de son plan. Et qu'il s'inquiète pour ses amies à moitié animales plus que pour celui qui l'a tué. Et Steilman lui mettrait bien son poing dans la figure si un homme à tête de chouette n'était pas arrivé au mauvais moment.

Ben le regarde partir avec soulagement. Ils ont été alliés et se sont aidés à survivre, le temps de l'escalade, mais il ne peut pas le ramener avec lui dans le monde des vivants et il ne veut pas se sentir coupable de le laisser derrière.

C'est plus facile de se dire qu'il ne lui devait rien et que Steilman n'a plus qu'à se débrouiller seul au sein de cette guerre qui menace.

Quand à Ben, il lui faut encore franchir un pas qu'il redoute. Il retourne au nid, attend patiemment que le sort d'un nouvel arrivant soit réglé, et demande à la bureaucrate :

« Mon cas n'a pas fini d'être jugé. Je devais choisir entre deux dieux. J'ai choisi Jassak.

‒ Signez là. »

La femme-aigle lui tend un cylindre ivoire gravé de signes. Ben tend timidement la main, se demandant bien comment il est censé signer un machin pareil. La surface ondule sous ses doigts et un creux sombre apparait – une empreinte grossière à coté du reste du texte mais la bureaucrate parait satisfaite. Elle range l'objet et quelques secondes plus tard deux tape-boulons en bronze viennent chercher Ben.

Le contact de leurs longues pattes à la souplesse surprenante l'horrifie davantage que la main gluante du crapaud. Le premier l'enlace étroitement, le deuxième passe une patte atour du cylindre servant de tête au premier et utilise ses deux autres pattes pour courir maladroitement jusqu'au bord du nuage, soulevant Ben et son collège comme un énorme paquet encombrant.

Les dunes blanches défilent à toute allure sous les yeux de l'humain. Il était volontaire pour être attrapé, il sait en quoi cette étape est nécessaire pour rentrer chez lui, mais il oublie tout ça et se met à hurler. Le tape-boulon le sert plus étroitement. Ben ne s'en aperçoit même pas.

C'est la chute qui lui coupe le souffle. En réalité il ne se rend même pas compte du moment où cette chute se termine, il ne sait pas si le robot vole ou court, il ne sait pas où il va,il ne fait que sentir le vent et voir le paysage défiler trop vite pour être autre chose qu'une bouillie floue.



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