3 - Avant le rêve

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Pendant des heures, elle s'enfonça au cœur de la forêt. Elle avait enfoui son cahier dans une poche, ainsi que la petite sacoche offerte par le vieil homme. Elle n'avait pas encore pris connaissance de son contenu, mais sentait à travers le cuir les reliefs étranges elle renfermait.

 La clairière et ses jolies lumières avait cédé aux pins centenaires qui se dressaient tels des remparts jusqu'au ciel. Le givre couvrait les arbres d'un voile cristallin. Parfois, quand des rayons de lune atteignaient le sous-bois, la forêt semblait se figer, emprise au baiser de l'hiver. C'était sans compter la mort qui menaçait de l'emporter à chaque foulée.

 Pour échapper aux températures glaçantes, elle s'était mise à courir. Elle avait fui, le vieil homme, la forêt, sa vie. Son souffle rauque résonnait dans la nuit. Son cœur martelait sa poitrine à un rythme effréné. Ses jambes s'étaient emballées.

 Approche.

 Comment le vieil homme connaissait-il son prénom ? Comment avait-il atterri à l'avant-poste ? Qu'est-ce qui lui avait pris de penser qu'elle pouvait s'en sortir seule ?

 Entre deux foulées, ses larmes coulèrent. Elle avait tant nourri l'espoir de retrouver son frère qu'elle avait imaginé cela possible. Elle l'avait haï, en réalisant qu'il ne reviendrait pas. Elle l'avait haï de ne pas avoir pensé un peu plus à elle. Elle l'avait haï... Car il était sa vie, cette parcelle d'amour et de bonheur dans ses souvenirs. A présent, elle s'en voulait de ne pas l'avoir écouté.

 En réalisant dans quel pétrin elle se trouvait, elle avait essayé de rebrousser chemin mais s'était perdue. Elle n'avait retrouvé ni la clairière ni l'avant-poste. Elle avait pris deux secondes, accroupie entre les branches, pour reprendre ses esprits, puis était repartie, transie de froid. Plus tard, elle avait fini par déceler une sente entre les arbres, certainement mise en évidence par le passage récurrent d'animaux. Cette fois-ci, elle avait suivi les conseils de Mees, espérant que celle-ci la mènerait plus bas dans la vallée.

 Elle marcha ainsi une bonne partie de la nuit. Puis au matin, alors qu'elle n'avait pas fermé l'œil une seule seconde, la température s'adoucit. Le soleil inonda de ses teintes jaune-orangées le tapis de feuilles mortes et de mousse sous ses pieds : l'aube était là. D'innombrables particules de pollen et de poussière virevoltaient dans l'air. Le sous-bois était parsemé de folles herbes, d'étranges fleurs comme elle n'en avait jamais vues, aux pétales bleus noyés de parme, parfois embellis de rose, d'arbustes venus d'un autre monde : la végétation avait repris ses droits. Quelles étaient ces feuilles aux reflets dorés ? Et ces plumeaux d'argent, dont les extrémités duveteuses ployaient à la moindre brise ?

 Elle avait tant marché qu'elle n'était plus capable de s'arrêter. Pas même pour reprendre son souffle. Elle passa et repassa, toujours au même endroit. Devant un tronc ébréché qu'elle avait remarqué plus tôt dans la journée. Devant une pierre en forme de dragon, avec l'impression de les avoir déjà vus, et pourtant... Elle ne se rappelait pas le rocher sur la gauche, ni l'odeur de mousse humide. Elle ne se rappelait pas non plus l'impression de légèreté qui accompagnait chacun de ses mouvements. Était-elle en train de devenir folle ?

 Elle était si épuisée qu'elle n'avait plus la force de paniquer. Le monde tanguait. Un mélange diffus de bleu et de vert, puis de vert et de jaune. Quelle heure était-il ?

 L'odeur de mousse avait disparu, évincée par celle, plus forte, de la terre humide. Pleuvait-il ?

 Plic, ploc.

 Ses sens lui échappaient. Le temps s'étirait.

 Ploc.

 Un éclair fusa.

 Ploc.

 Blanc.

 Plic, ploc.

 Une fraction de seconde.

 Ploc.

 Et le monde disparut.








Dragons - Le souffle des âmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant