Chapitre IV

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PDV MARY~
Ça fait deux jours d'affilée que je pleure. Je n'arrive pas à manger. Je n'arrive pas à dormir. Je n'arrive à rien faire du tout.
Dans la salle de bain, tante Bette se débarbouille et se brosse les dents. C'est son petit rituel avant la nuit. En allant se coucher, elle s'arrête dans ma chambre. La ceinture de son peignoir est serrée autour de sa taille et elle a un journal sous le bras.
Recroquevillée sur mon lit, je fixe le plafond. Je ne parviens même pas à lui souhaiter bonne nuit.
Tante Bette reste plantée là à m'observer pendant un instant, avant de me dire :
— Il y a un article dans le journal aujourd'hui. (Elle me le tend. L'article au-dessus de la pliure parle du bal, de l'incendie. Il y a une photo du gymnase, avec de la fumée noire qui s'échappe des fenêtres et une marée d'étudiants qui se rue à l'extérieur.) Ils pensent que c'est dû à un problème électrique.

Je lui tourne le dos et fais face au mur, parce que je n'ai pas envie de parler du bal des étudiants. Je ne veux même pas y penser. J'ai déjà tout ressassé plus d'un million de fois dans ma tête, histoire de comprendre comment tout a dérapé.
J'étais enfin prête à ce qu'il me voie cette nuit-là, dans ma belle robe, fière, forte et transformée. Je m'étais imaginé comment ça aurait dû se passer. Reeve, en plein trip à cause de la drogue que nous lui avions administrée, n'aurait pas pu détacher les yeux de moi. Quelque chose chez moi lui aurait semblé familier. Il aurait été attiré. Il m'aurait trouvée magnifique.
À chaque fois que nos regards se seraient croisés, j'aurais touché le pendentif en forme de marguerite qu'il m'avait offert pour mon anniversaire. Je lui aurais souri et j'aurais attendu qu'il devine qui j'étais. Entre-temps, les profs auraient remarqué que Reeve commençait à perdre les pédales. Ils se seraient aperçus que quelque chose clochait. Et lorsqu'il aurait enfin compris qui j'étais, ils l'auraient conduit par la peau des fesses jusqu'au bureau du principal où il aurait reçu la punition qu'il méritait.

Sauf que ça ne s'est pas du tout passé comme ça. Mais alors, vraiment pas.
Reeve a su qui j'étais dès qu'il m'a aperçue. Même si j'ai énormément changé depuis le collège, il a reconnu la petite grosse qui avait été assez bête pour croire qu'il était son ami. Reeve a reconnu Grosse Pomme. L'entendre prononcer mon surnom m'a coupé le souffle, comme ce jour où il m'avait poussée dans l'eau sombre et glacée. Je serai toujours cette fille pour lui. J'étais hors de moi, alors j'ai pété les plombs.
— Apparemment, l'un des élèves qui a été blessé est un footballeur vedette du lycée.
Je confirme à voix basse.
— Il s'appelle Reeve. Reeve Tabatsky.
Tante Bette s'approche.
— Je sais. C'est le garçon qui te faisait des misères, Mary.
Au lieu de lui répondre, je serre les lèvres.
— On a eu cette longue conversation à son sujet autour d'un chocolat chaud lorsque je suis venue à Noël. Tu t'en souviens ?

Oui, je m'en souviens. J'avais espéré que tant Bette me donnerait de bons conseils, un moyen d'inciter Reeve à se comporter avec moi en présence des autres comme il le faisait lors des traversées en ferry. J'aurais souhaité qu'elle me comprenne. Mais au lieu de cela, elle m'avait juste suggéré d'aller trouver un prof et de tout lui rapporter la prochaine fois que Reeve se moquerait de moi en public. Ça lui apprendra à te laisser tranquille,avait-elle affirmé.
Me laisser tranquille ? C'est la dernière chose que je voulais.
C'est là que je m'étais rendu compte qu'aucun adulte ne pouvait comprendre. Personne ne pouvait comprendre la relation entre Reeve et moi.
À quelques pas de mon lit, tante Bette respire doucement.
— Est-ce que tu as...
Je me retourne vers elle.
— Est-ce que j'ai quoi ?

Mon ton est agressif, mais c'est plus fort que moi. Elle ne voit pas que je ne suis pas d'humeur à discuter, ou quoi ?
Tante Bette écarquille les yeux, éberluée.
— Rien, répond-elle avant de sortir de ma chambre.
Je n'en peux plus. Je me lève, enfile un pull sur ma chemise de nuit, puis chausse mes baskets et file en douce par la porte de derrière.
Je descends Main Street en direction des falaises. Il y en a une très haute d'où j'aimais observer les alentours, parce que je pouvais voir à des kilomètres.
Mais ce soir, il n'y a rien d'autre que l'obscurité au-delà de la falaise. Tout est noir et tranquille, comme si j'étais au bout du monde. Je traîne les pieds jusqu'à ce que la pointe de mes chaussures dépasse de la roche. Des gravillons basculent dans le vide, mais je ne les entends pas heurter l'eau. Leur chute dure une éternité.
Au lieu de cela, j'entends Reeve murmurer dans ma direction lors du bal des étudiants. Grosse Pomme. Comme un écho qui se répète à l'infini.

Je serre les poings pour essayer de refouler le souvenir de ce qui s'est passé ensuite. Mais ça ne marche pas. Ça ne marche jamais.
Il y a eu des précédents, notamment quand Rennie est tombée de la pyramide des cheerleaders.
Et cette fois où toutes les portes des casiers ont claqué à l'unisson. Il y a un truc qui cloche chez moi. Un truc... étrange.
Un nuage s'écarte et dévoile la lune, tel un rideau sur une scène de théâtre. Ses rayons se reflètent sur la roche humide et font tout scintiller.
Un petit sentier formé de rochers inégaux descend en serpentant le long de la falaise. Je l'emprunte jusqu'à ce que je ne puisse plus aller plus loin. Je regarde dans le vide ; les vagues se brisent en dessous de moi. Elles s'écrasent contre la pierre et remplissent l'air d'embruns.
Un pas de plus... Un pas de plus et tout sera terminé. Tout ce que j'ai fait, tout ce qu'on m'a fait, va disparaître, balayé par la houle.

Soudain, une rafale et des projections d'écume manquent de me faire basculer. Je tombe à genoux et rampe jusqu'au milieu du sentier.
Il y a une chose que je ne peux pas abandonner.
Reeve.
Je l'aime, malgré tout ce qu'il m'a fait endurer. Je l'aime, même si je le déteste. Je ne sais pas comment faire pour que ça s'arrête.
Et le pire dans tout ça, c'est que je ne suis même pas sûre d'en avoir envie.

MensongesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant