Chapitre 10

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PDV KAT
Lorsque la sonnerie retentit à la fin de la troisième heure, je file à la bibliothèque au lieu d'aller au cours de maths, parce que les conseillers pédagogiques proposent un atelier pour aider les dernière année à remplir leurs dossiers de candidature à l'université.
Je suis presque sûre que ça va être une perte de temps. J'ai déjà opté pour l'université d'Oberlin, et les documents sont très simples. Un formulaire basique et une lettre de motivation expliquant qui je suis et pourquoi je veux aller là-bas. Ça devrait être du gâteau.
Mais après mes résultats plus que moyens aux tests d'évaluation de niveau cet été, je dois mettre les bouchées doubles. Ce système est hyper mal foutu, il faut connaître des tas d'astuces pour répondre aux questions qui peuvent booster vos notes. C'est pour ça que les gosses de riches se débrouillent beaucoup mieux que ceux des pauvres ; ils peuvent se payer des cours privés où on leur apprend toutes les ficelles.

Comme je ne pourrai jamais prendre de cours particuliers, j'ai emprunté une pile de livres à la bibliothèque. Certains étaient totalement obsolètes, et des abrutis avaient noté les réponses au stylo. J'ai fait de mon mieux, mais ce n'était manifestement pas assez. D'ailleurs, j'envisage de l'évoquer dans ma lettre de motivation. L'université d'Oberlin est ultralibérale et progressiste. Quelque chose me dit qu'ils vont adorer mon complexe d'infériorité de gosse issue de la classe populaire. Néanmoins, je vais devoir repasser les tests le mois prochain, et avec un peu de chance, j'arriverai à augmenter mon score de quelques centaines de points.
Si les conseillers pédagogiques connaissent des astuces secrètes qui pourraient m'aider à avoir une candidature en béton, il faut que je les découvre, histoire de me démarquer des autres. Je ferai tout ce qu'il faut pour me barrer de Jar Island une fois pour toutes. Peut-être que l'Ohio n'est pas un endroit rêvé à première vue, mais c'est vraiment là-bas que je veux aller.

La bibliothèque est déserte, si déserte que je me demande si ce truc ne se déroulerait pas plutôt au bureau des conseillers. Je m'avance jusqu'à l'accueil. La bibliothécaire est concentrée sur son ordinateur. Je lève mon passe jaune et demande :
— Savez-vous où se...
Mais elle m'interrompt avec un gros « Chuuuuuut ! », même s'il n'y a personne à part elle. Ensuite, elle désigne la salle de conférences près des ordinateurs.
Il n'y a pas beaucoup d'élèves dans la pièce. Peut-être cinq autres dernière année ; j'en reconnais certains, mais pas tous. Je m'assois dans le fond, ouvre mon sac et en sors le formulaire de candidature à l'université d'Oberlin. Il faut le remplir en ligne, mais j'ai imprimé une copie pour pouvoir réfléchir à toutes les réponses à l'avance.
Mme Chirazo, la conseillère principale, entre quand la sonnerie retentit, habillée du pantalon noir ample et de l'écharpe ajourée qui semblent constituer son uniforme non officiel. Je suis prête à parier que cette femme n'a rien d'autre que ces merdes dans son armoire.

Elle fronce les sourcils, sûrement parce qu'elle est déçue du manque de participants. Mais quand elle me voit, son visage s'illumine.
— Katherine DeBrassio ! Comment vas-tu ?
Je grommelle un « Bien » avant de baisser les yeux sur mes papiers.
— On devrait convenir d'un rendez-vous afin que je prenne tranquillement de tes nouvelles !
Elle le dit sur un ton si enjoué qu'il confirme mes pires suspicions.
J'ai dû parler à Mme Chirazo après la mort de ma mère. Je n'en avais pas besoin, pourtant. Je ne faisais pas de drame en classe et je ne pleurais pas en public ou quoi que ce soit. Mais Mme Chirazo avait lu l'avis de décès dans le journal. Elle s'est pointée à l'un de mes cours avec la coupure et m'a demandé d'une voix étrangement calme si j'avais envie de parler. Elle n'était même pas ma conseillère pédagogique au collège ; elle travaillait au lycée. Toutefois, l'accompagnement du deuil devait être sa spécialité.

Je lui ai répondu :
— Non, pas la peine.
Du coup, cette peau de vache m'a obligée à venir à cinq rendez-vous !
Elle adorait ça, guider une gamine après la mort d'un de ses parents. Lorsque j'entrais dans son bureau, elle souriait comme un gosse le matin de Noël. Le décès d'un parent, c'est du pain béni pour les gens comme elle. Ça, et les relations abusives, les grossesses d'adolescentes et les troubles alimentaires. Je ne lui disais guère plus qu'un mot ou deux à chaque rendez-vous. Lors du dernier, elle m'a remis plein de livres sur le deuil et d'autres conneries que j'ai balancées à la poubelle dès que je n'ai plus été forcée d'aller la voir.
— Bon, eh bien, je pense que nous sommes au complet pour aujourd'hui, annonce-t-elle à son auditoire. Avec un peu de chance, vous direz à vos amis et camarades à quel point cet atelier est utile.

Alors qu'elle est sur le point de refermer la porte, quelqu'un la pousse.
Alex Kudjak.
Il porte un jean sombre et une chemise à carreaux blancs et noirs sous un pull vert bouteille.
— Désolé, je suis en retard.
Même s'il y a plein de chaises vides, il s'installe sur celle qui est juste à côté de moi.
— On dirait qu'on est officiellement des losers, murmure-t-il avant de rigoler.
Je rétorque :
— Parle pour toi !
Mon ton est un peu vache, alors je lui adresse un petit sourire.
Même si je me fous pas mal qu'il me trouve vache. Je suis passée à autre chose. L'été est déjà loin derrière nous.
Mme Chirazo commence son laïus en divisant le processus de candidature à la fac en trois parties : le questionnaire, les recommandations et la lettre de motivation.

— La lettre de motivation est la partie la plus importante. C'est votre seule occasion de montrer au conseil d'admission qui vous êtes et de lui exposer vos projets. Elle vous offre une chance de vous démarquer, de vous présenter et de clarifier à l'avance tous les éléments de votre dossier scolaire qui ne sont pas au top. Nous allons principalement nous concentrer sur ce point. Comme nous sommes en petit comité, je vous propose de constituer des binômes.
Je sens le regard d'Alex sur moi. Je me tourne immédiatement de l'autre côté, face à Gary Rotini, qui est assis à ma droite. Malheureusement, il s'est déjà mis avec une fille de mon cours de sport. Je suis surprise de la voir ici. Allez savoir, peut-être qu'il faut remplir un formulaire d'inscription pour entrer à l'école d'esthétique.
Alex pose la main sur mon épaule et la serre gentiment.
— À ton tour, Kat. Raconte-moi tes secrets les plus sombres et les plus enfouis.

Je me force à déglutir. Si seulement Alex savait ce que j'ai fait cette année, il ne m'adresserait plus jamais la parole. Mais bon, encore une fois, ça m'est bien égal.
— Tu ne pourrais pas supporter de les entendre.
— Dans ce cas, je commence.
— Tu es un enfant de chœur. Tes secrets doivent être si ennuyeux que je risque de m'endormir.
Je cherche un autre binôme autour de moi.
Alex retourne sa chaise face à moi.
— Tu sais, j'ai mon côté sombre, moi aussi. Je ne suis pas un enfant de chœur, loin de là.
Je lève les yeux au ciel.
— Prouve-le, dans ce cas.
Il s'assure que personne ne nous écoute.
— Une fois, quand j'avais sept ans, j'ai essayé de rouler une pelle à ma baby-sitter alors qu'elle me mettait au lit.
— Oh, mon Dieu !
— Bah quoi ? Elle était super mignonne ! Ses cheveux sentaient le granité à la cerise.

Je me renfonce dans ma chaise.
— Dis-moi tout de suite que c'est faux, espèce de pervers, où je ne te parlerai plus jamais !
Il pose sa tête sur la table, embarrassé.
Je tends le bras pour lui ébouriffer les cheveux, mais je me dis qu'il vaut mieux éviter, alors je retire ma main. Je veux que les choses soient bien claires entre nous. Je n'ai pas besoin de flirter avec Alex Kudjak, même si c'est plutôt sympa. Je ne peux pas me permettre de me laisser distraire de mon objectif ultime : me casser de Jar Island une bonne fois pour toutes.

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