Chapitre 8

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PDV KAT~

Après le lycée et ma discussion avec Mary, je rentre à la maison, prépare un dîner au micro-ondes pour mon père, engloutis un bol de céréales, puis me dirige vers le ferry. Le soleil s'est couché et le vent est glacial. Je remonte la fermeture Éclair de mon sweatshirt jusqu'au cou et serre la capuche autour de ma tête. J'aurais dû commencer à porter un manteau il y a déjà plusieurs semaines, mais je déteste celui que j'ai acheté l'année dernière. C'est un caban gris anthracite, un authentique en provenance du surplus de l'armée. Je l'ai dégoté à la friperie, mais il n'est pas doublé et la laine me gratte la peau. Peut-être qu'en me rendant sur le continent de bonne heure, je pourrai m'arrêter à la friperie pour voir s'ils ont autre chose.
Sur l'embarcadère du ferry, c'est tout le contraire de l'été, lorsque le parking est plein et que des files entières de gens font la queue pour monter à bord. L'endroit est complètement désert, à l'exception de quelques camions de livraison et voitures. La plupart des employés que je connais sont partis pour la saison, alors je vais probablement devoir payer mon billet. Je m'approche du guichet, mais le vendeur est un ami de mon père, et il refuse de prendre mon argent. Ce qui est génial. Ça m'arrive souvent, mais j'en suis reconnaissante à chaque fois.
Comme je risque de me geler le cul en m'asseyant sur le pont passager, je trouve un siège à l'intérieur, dans le café. À une table, quatre petits vieux boivent du thé et feuillettent un livre sur les oiseaux en cochant ceux qu'ils ont vus aujourd'hui. J'allume mon MP3 et ferme les yeux. Je jure devant Dieu que je préférerais mourir jeune, parce que je ne peux pas m'imaginer en train de faire ce genre de conneries.

Je sens mon estomac se nouer (de culpabilité, sans doute), sachant que ça fait des semaines que je ne suis pas passée au magasin voir Kim. Pas depuis notre petite dispute, lorsque j'avais besoin d'utiliser la photocopieuse afin d'imprimer les poèmes débiles d'Alex pour notre plan de vengeance. J'étais tellement absorbée par ma tâche que je n'ai pas accordé à Kim l'attention qu'elle méritait, alors qu'elle avait manifestement besoin d'une amie à qui parler.
Avec un peu de chance, elle me pardonnera.
Malheureusement, la friperie n'a pas de manteaux d'hiver, uniquement des fringues d'été que les gens ont laissé après avoir fait le tri dans leurs armoires. Je parcours le kilomètre et demi qui me sépare de Paul's Boutique. Les Day of the Dogs ne vont pas se pointer avant tard dans la soirée, mais c'est mieux comme ça, parce que Kim et moi allons pouvoir rattraper le temps perdu. Je décide à l'avance de ne pas lui parler de mes histoires. Aujourd'hui, c'est elle qui doit pouvoir se décharger sur moi. Peut-être que les choses se sont arrangées entre Paul et elle. Peut-être que sa femme ne savait pas vraiment qu'ils couchaient ensemble. Je l'espère, en tout cas.
En entrant dans la boutique, j'aperçois quelqu'un que je ne connais pas derrière le comptoir, un type très maigre avec une coupe mulet. Je me dirige donc tout droit vers l'arrière du magasin où les concerts ont lieu, et tente de franchir la porte. Il fait beaucoup plus sombre dans le garage, et quelques personnes sont déjà massées devant la scène pour être sûres d'être bien placées. Quelqu'un m'attrape par le bras.
— C'est dix dollars l'entrée.
Je me retourne face à Paul en personne. Ses cheveux coupés très courts sont beaucoup plus gris que dans mes souvenirs. Il a enfilé un vieux tee-shirt des Sex Pistols, un jean slim déchiré et des tennis en toile. Il est petit pour un mec, mais bien foutu.Kim dit qu'il va régulièrement à la salle de sports depuis qu'il est clean. Apparemment, il y a des années de cela, il était accro aux drogues dures, notamment celles qui s'injectent.
Bref, je lui souris, parce que je l'ai déjà rencontré auparavant.
— Salut, Paul.
Sans même me lâcher le bras, il répète :
— C'est dix dollars l'entrée.
Je me libère d'un coup sec et jette un coup d'œil vers la régie son, me demandant si Kim est là-bas. Mais elle est vide.

— T'es sourde ou quoi ?
D'un ton ennuyé, je l'interroge :
— Où est Kim ?
Paul semble surpris.
— Tu la connais ?
— On est copines.
Il croise les bras.
— Elle ne bosse plus ici.
— Hein ? Mais pourquoi ?
— Elle a volé dans la boutique, alors je l'ai virée. Je plisse les yeux et crache :
— Vous mentez.
— Pardon ?
— Vous m'avez bien entendue. (Je suis tellement énervée que j'en tremble.) Vous mentez. Kim ne vous aurait jamais volé.
J'en suis convaincue. Jamais Kim n'aurait volé un truc à Paul. Elle bossait comme une malade. Parce qu'elle aime la musique, mais aussi parce qu'elle l'aimait, lui.

Il me pointe rageusement du doigt.
— Parce que laisser les gens assister gratuitement aux concerts, tu appelles ça comment, hein ? C'est quand, la dernière fois que tu as payé pour voir un groupe ?
— Vous êtes un lâche doublé d'un gros connard, dis-je suffisamment fort pour que les personnes qui nous entourent se retournent. Vous baisez vos employées, et lorsque vous vous faites choper, vous les virez.
Il renifle comme s'il n'en avait rien à foutre, mais je vois bien qu'il est furieux.
— Très bien, gamine. Tu vas dégager de là fissa.
Il lève un bras tatoué en l'air et fait signe à Frank, le videur, qui est appuyé contre un gros ampli. Frank s'avance et ne semble vraiment pas emballé à l'idée de me jeter dehors.
De toutes mes forces, je hurle :
— J'espère que votre femme sait quel gros queutard vous êtes ! Je serais ravie de le lui apprendre moi-même !

— Viens, Kat, me dit Frank en passant son bras autour de moi.
Je me débats en proférant tous les jurons que je connais.
Frank me conduit jusqu'à l'arrière du garage, près de la minuscule pièce où le groupe patiente avant de monter sur scène. Je les entends accorder leurs instruments, rire et discuter.
— Tu vas bien ? me questionne Frank.
Pour retenir mes larmes, je donne un coup de poing dans le mur.
— Elle est partie où ?
Frank hausse les épaules.
— Ils ont eu une grosse engueulade il y a quelques semaines de ça et Paul lui a laissé vingt-quatre heures pour récupérer ses affaires dans l'appart au premier. Elle l'a fait en trois heures, et avant de mettre les voiles, elle a vidé tout le liquide qui se trouvait dans le coffre.
Alors comme ça, Kim a réellement volé Paul ? Frank remarque sans doute que je suis choquée, parce qu'il secoue la tête, comme si je me méprenais sur ce qui s'était passé.

— Considère plutôt ça comme le dédommagement qu'elle aurait forcément obtenu s'il y avait eu un procès.
— Comme si la boutique faisait beaucoup de fric ! Il devait y avoir quoi, dans les mille dollars maximum ? Elle ne va pas aller bien loin avec ça. Elle ne risque pas de s'acheter un château. Elle n'a pas parlé à ses parents depuis des années. Peut-être qu'elle est... devenue SDF.
— Ça va aller pour elle, m'assure Frank, même s'il a l'air d'en douter.
Les larmes me montent aux yeux. Je ne peux pas m'arrêter de pleurer et Frank a l'air hyper mal à l'aise. En m'essuyant le nez sur ma manche, je lui demande :
— Si elle appelle, tu lui diras que je suis venue la voir ?
Frank hoche la tête, mais nous savons tous les deux que ça n'arrivera jamais. Kim est partie pour de bon.
Je chiale comme un bébé tandis que Frank me fait sortir dans l'allée par une porte latérale. Il me dit au revoir, puis me claque la porte à la tronche. J'essaye d'appeler Kim sur son portable, mais le numéro n'est plus attribué. Évidemment.

Je pense à Kim qui doit surmonter tout ce bordel toute seule. Je me demande si elle a envisagé de m'appeler. Pour me demander de l'aider. Probablement que non, parce que je ne suis qu'une pauvre lycéenne débile. Parce que la seule fois où elle a essayé de se confier à moi, je me suis juste souciée de ma propre vie.
Je ne suis vraiment qu'une merde. J'ai laissé tomber celle que je considérais comme ma meilleure amie au moment où elle avait le plus besoin de moi. J'encaisse comme je peux, mais je me fais la promesse de ne plus jamais être une amie aussi minable.

MensongesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant