Il n'entendit pas beaucoup de bruit à l'étage ce samedi après-midi et, en tout début de soirée, les Branif sortirent.
Ils allaient au cinéma Utopia à Avignon, une salle d'art et essai qui projetait dans l'année un nombre incalculable de films de toutes nationalités, tous plus inconnus les uns que les autres.
Mais apparemment les Branif n'y allaient pas à l'aveuglette : ils avaient ciblé un film tchèque qu'ils semblaient impatients de voir.
Etrange. C'était le mot qui venait à l'esprit de Stéphane. Ces gens étaient étranges.
A y regarder de près, il réalisa même que tout en eux était étrange.
S'ils avaient été étrangers, il aurait compris d'où leur venait cette singularité, mais ce n'était pas le cas : ils ne pouvaient pas être étrangers avec un français pareil, et sans le moindre soupçon d'accent.
Et ces autres inconnus cherchant à louer la maison qui les connaissaient ? Qui étaient-ils ?
Il les entendit rentrer vers minuit et, tendant l'oreille, saisit des bribes de la conversation qui s'était engagée et tournait autour du film. Enfin plus exactement autour d'un des acteurs, semblait-il, un dénommé Libor qu'ils paraissaient encenser.
Après un moment il entendit les deux femmes regagner leurs appartements, de l'eau couler, puis le silence se fit.
Il éteignit la lumière mais fut long à trouver le sommeil.
Ce qui ne l'empêcha pas de se lever très tôt, comme à son habitude.
Tout était calme dans la maison et il prit garde à faire le moins de bruit possible en vaquant à ses occupations, afin de ne pas troubler le sommeil de ses locataires en ce beau dimanche matin.
La matinée passait sans qu'en apparence qui que ce soit ne se lève à l'étage.
C'est alors que, sur les environs de 9 heures trente, une voiture fit légèrement crisser le gravier de la cour.
Un homme et une femme qui devaient avoir sensiblement le même âge qu'Eston et Etrella en descendirent et Stéphane fut aussitôt frappé de voir qu'ils avaient la même allure que ses actuels locataires : même prestance, vêtements extrêmement soignés, aisance naturelle...
Il fila à la porte d'entrée pour les devancer afin qu'ils n'actionnent pas la sonnette.
- M. Malet ? demanda l'homme.
- Oui ?
- Mon nom est Baloc Morfer et voici Calita, mon épouse.
- Enchanté, dit Stéphane. Que puis-je pour vous ?
Il avait instantanément reconnu la voix de l'homme qui, au téléphone, avait essayé de louer les appartements après les Branif en proposant de surenchérir sur les tarifs de la location.
- Nous permettez-vous d'entrer un instant ? demanda la femme. Nous voudrions vous entretenir de quelque chose en particulier.
- Je vous en prie, dit Stéphane en s'effaçant pour les laisser entrer.
Il les emmena au salon et les fit assoir. Ils regardaient partout. Pourvu qu'ils ne viennent pas insister encore avec cette location, pensa-t-il.
- Voilà, dit l'homme. C'est moi qui vous ai téléphoné vendredi pour louer vos trois appartements. Je suppose que vos occupants en ont désormais pris possession comme prévu.
- Effectivement, comme c'était prévu, répondit Stéphane en écho.
- Cela nous contrarie beaucoup, dit cette fois la femme, car comme vous le savez, votre maison nous intéresse, aussi nous venons aujourd'hui vous faire une proposition. A combien estimez-vous cette maison ?
- Mais... comment cela ? Une estimation de sa valeur ? Je n'en sais rien. Et puis, quel est le rapport avec le fait que j'aie loué à d'autres personnes ?
- Ne vous inquiétez pas M. Malet. Savez-vous quelle est, selon vous, la valeur actuelle de cette maison aménagée comme elle l'est ? demanda l'homme.
- Franchement, non. Peut-être entre 400000 et 500000 euros, car elle est bien située, je ne sais pas.
- Partons sur l'hypothèse haute, dans ce cas, c'est-à-dire 500000 euros, reprit le type.
Stéphane ne comprenait pas. La femme sortit un petit appareil qui ressemblait autant à un convertisseur de devises qu'à une calculette, sauf qu'il n'y avait pas de clavier. L'écran semblait tactile et elle se mit à pianoter dessus.
- Nous vous proposons de l'acheter pour 3 millions d'euros, soit six fois sa valeur, à la condition que vous la libériez dans la semaine, vous et les occupants, bien sûr.
3 millions d'euros pour sa maison ! C'était déraisonnable, ils n'étaient pas sérieux, ils débloquaient, ces deux là !
Tout à coup, sans qu'on l'ait entendu descendre, Eston Branif apparut en bas de l'escalier.
La femme l'avait aperçu la première.
- Bonjour Eston, dit-elle doucement.
- Bonjour Calita, répondit M. Branif d'un ton glacial. Que nous vaut la visite de M. et Mme Morfer, un coup tordu, je suppose !
- Chacun ses armes, lui dit Mme Morfer d'un ton soudain devenu venimeux. Tu es arrivé avant, soit, mais je joue mes cartes.
M. Branif regarda Stéphane.
- Je parie que Mme Morfer essayait encore de surenchérir sur la location, mais j'ai payé l'intégralité du séjour d'avance, dit-il en souriant.
- Mme Morfer proposait de m'acheter la maison six fois le prix qu'elle vaut, à condition qu'elle soit libérée dans la semaine. Vous vous connaissez ?
Ignorant la question, M. Branif fit une drôle de moue et s'adressa de nouveau à Stéphane :
- Et, pour cette proposition ?
- Ma maison n'est pas à vendre, dit Stéphane, ce qui sembla vivement rassurer Eston Branif.
En vérité il ne croyait pas un instant à la proposition financière loufoque que venait de lui faire cette femme.
- Bien, nous en prenons acte, mais je n'ai pas dit mon dernier mot, fit Calita Morfer d'une voix chargée de menaces en regardant Branif.
- Oh, je ne doute pas que tu mijotes quelque avanie. Serviteur ! dit Eston Branif de façon volontairement désuète en s'inclinant cérémonieusement devant eux et en décrivant un arc de cercle avec son bras droit.
Les Morfer se levèrent et quittèrent la maison.
Très fâchés, de toute évidence.
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Les passagers de l'automne
Short StoryStéphane voit, de façon inexplicable, ses chambres d'hôtes prises d'assaut alors que l'automne est déjà bien avancé, synonyme de morte saison. Les locataires qu'il accueille lui paraissent étranges. D'où viennent-ils ? Que sont-ils venus faire ici à...