Le recommencement

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Qu'est-ce que c'est que ce bordel ?

Je suis toujours assise dans mon lit, dans la même position et avec la même expression qu'il y a dix minutes, c'est-à-dire quand une demi-douzaine d'agents de la CIA à l'air patibulaire a débarqué en mode commando du GIGN et a réquisitionné ma chambre.
Exit le bouquet de fleurs, bonjour l'énorme ordinateur avec système antivirus, antilag et antimoustique et sa vingtaine de ventilateurs. Au diable la pile de livres, un système de communication ultrasophistiqué et un serveur local hyper sécurisé conviendraient mieux au papier peint couleur lavande.
Rajoutez une bonne dizaine d'appareils futuristes, des fils électriques cachant à moitié le lino beige et six Men in Black en puissance courant partout en criant des ordres dans un anglais à peine compréhensible, et vous aurez une petite idée de ma situation actuelle.
Sortant de ma torpeur, je me tourne vers Eji, en train de discuter joyeusement avec mes parents, pas inquiétés le moins du monde par la frénésie qui a frappé ma chambre, autrefois plus calme qu'une maison de retraite à l'heure de la sieste. Je ne sais pas ce qu'elle leur a fait, mais ça ne doit pas être recommandé par leur médecin traitant.
"Bon, et maintenant ? je crie en essayant de couvrir le vacarme.
- Le matos est bientôt prêt, on va pouvoir commencer. Le plus tôt sera le mieux.
- Je ne sais même pas en quoi mon boulot consiste !
- Alors c'est très simple : tu vas devoir entrer dans le serveur, trouver le virus...
- Ils utilisent un virus ?
- Ouaip, un cheval de Troie customisé si on peut le dire comme ça.
- Bien sûr, ils nous cachent des choses à la télé...
- Naturellement, il ne faut pas que les hackers sachent ce qu'on connait d'eux ! Donc, trouver le virus, l'empêcher d'entrer dans le serveur, et au moins trouver des infos sur lui, sinon le détruire.
- Houlà... Et comment faire ça ? Avec une épée ?
- Hem... Bien sûr que non ! Tu verras le moment venu, on te guidera tout le long avec une oreillette et on suivra ta progression avec l'ordinateur. Bien sûr, tu seras en sécurité, et en cas de problème l'équipe médicale sera prête à intervenir.
- Vous les avez drogué, eux aussi ?
- Disons... Que nous avons des méthodes bien à nous.
- Il y a quelque chose que je ne comprends pas : c'est un des treize data centers mondiaux les plus importants, il doit être très bien protégé, non ?
- Effectivement, il est imprenable. Mais lors des précédents hacks, les serveurs étaient mieux protégés que le coffre de la banque mondiale, et ils ont quand-même réussi à entrer, et par la grande porte ! Ça nous dépasse, et c'est pour ça que nous avons besoin de toi. Nous faisons face à une crise sans précédent, même si nous la minimisons pour les médias. Aux yeux du monde, ce n'est qu'une petite menace de rien du tout. Tout ce que tu vois et entends ici n'existe pas. C'est l'un des secrets les mieux gardés au monde. C'est dire si on te fait confiance...
- Et que vous comptez sur moi aussi."
Je commence à sentir les responsabilités s'installer confortablement sur mes épaules.
"Bon, allons-y !"
Les men in black se sont arrêtés de courir et sont maintenant assis à leur poste, en train de démarrer tout le bazard qu'ils ont amené. Eji me fait signe de m'asseoir sur une chaise, devant un ordinateur très sophistiqué, mais qui reste malgré tout le moins étrange de tous ceux qu'ils ont amené.
Elle me met un casque bardé d'électrodes sur la tête, puis des gants à électrodes, un gilet pare-balles à électrodes (ce qui n'est pas pour me rassurer) et une autre bonne tripotée d'électrodes partout où il y aurait quelque chose à enregistrer. Après cette fastidieuse préparation, je ressemble plus à une télécommande qu'à une humaine en vêtements d'hôpital. En me regardant dans le miroir qu'elle me tend, sûrement dans le but de se foutre éhontément de moi, je remarque que ma peau est si pâle qu'elle se confond avec mes vêtements et mon attirail d'oursin. Seuls mes cheveux à la coupe digne d'une oeuvre d'art moderne et mes yeux vides soulignés de cernes impressionnants m'empêchent de me fondre dans le décor et donnent à mon visage une allure de photographie en noir et blanc. Je suis pathétique.
Une infirmière à l'air presque aussi zombifié que moi me pose un cathéter relié à une poche pleine d'un liquide non identifié. Eji a allumé l'ordinateur, sur lequel s'affiche maintenant l'écran-titre de Minecraft. Je ne sais pas pourquoi, mais je n'ai vraiment pas envie d'y retourner. Peut-être parce que le sort de millions de gens repose sur mes épaules ? Peut-être parce que j'ai failli mourir deux fois et que je ne sais pas du tout ce qui m'attend ?
Quoi qu'il en soit, ces agents de la CIA ne vont pas attendre que je me décide. Comme si elle lisait dans mes pensées, Eji m'interpelle avec plus d'entrain que la situation ne l'exige.
"C'est bientôt l'heure ! Alors, excitée ?
- Terrorisée serait plus adapté.
- Ça fait toujours ça à la première mission. Mais tu vas voir, ça va être trop cool !
- Facile à dire pour quelqu'un qui va rester tranquillement devant son ordi...
- Tu as besoin d'aller aux toilettes ?
- Ça fait trois semaines que je n'ai pas mangé.
- Tu as besoin de quelque chose ?
- J'ai envie de vomir.
- Alors si tout va bien, dis au revoir à tes parents et c'est parti !"
Je fais la bise aux deux statues béates qui me servent de parents, et je m'assieds devant l'ordinateur.
Je commence à suffoquer.
Eji branche mon oreillette et une dizaine d'autres appareils, fait quelques derniers réglages, lance un "À plus !" enjoué et clique sur le bouton play.
Je perds connaissance une nouvelle fois.
Peut-être la dernière.

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