Chapitre I

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Allongé dans son char à bœufs, Monseigneur Eginhart était de fort méchante humeur. Cela faisait maintenant trois jours qu'il avait quitté le couvent des Sœurs Epauliniennes, sis à l'orée de la forêt. Trois jours d'errance dans cette forêt infestée de trolls et ce maudit carrefour de Saint Hubert restait introuvable. Ils progressaient lentement, lui et sa suite, au milieu des sombres conifères de cette immense forêt. Heureusement sa garde de quinze cavaliers bien armés tenaient les trolls à distance. Cependant l'inconfort du périple allié à l'incertitude de la situation restaient source d'inquiétude et d'aigreur d'estomac.

Il y avait de cela un siècle, le carrefour se déplaçait à travers la forêt, disparaissant soudainement pour réapparaître ailleurs. Ceci rendait la traversée de la forêt évidement très hasardeuse, et ce, jusqu'à ce que Saint Hubert, suite à un combat de plusieurs jours contre le démon, soit arrivé à lever l'enchantement et à fixer la position des routes grâce au Clou, un fin monolithe de douze pieds de haut planté au milieu du carrefour. Mais voilà que depuis un mois, une rumeur voulait que le carrefour bougeât à nouveau. Cette forêt étant traditionnellement considérée comme dépendante du diocèse d'Eginhart, c'était à celui-ci d'en assurer l'exorcisme. Ce d'autant plus que l'évêque se présentait volontiers comme l'arrière petit-neveu de Saint Hubert (ce qui était en fait douteux mais invérifiable). Il était parti confiant, car il ne croyait pas à cette histoire: qui avait jamais vu un carrefour se déplacer! Le Clou n'était qu'un repère intelligemment placé pour guider les voyageurs. Probablement quelque quidam se sera égaré, répandant cette rumeur, et l'intervention d'Eginhart devait lui permettre d'augmenter son prestige à bon compte avec une ou deux bénédictions. A cet effet il avait revêtu ses habits de cérémonie et ces insignes épiscopaux, ce qu'il regrettait; une tenue de voyage eût été plus adaptée à cette errance en forêt.

Le soir commençait à tomber, froid et humide, lorsqu'un des cavaliers s'écria:

- Monseigneur! Derrière nous, à une demi-lieue: le Clou!

Comment cela était-il possible, se demanda l'évêque? Nous n'avons pas pu passer devant cette gigantesque pierre sans la voir. Y aurait-il de la vérité dans cette histoire de carrefour nomade?

- Vite, s'écria-t-il, hâtons nous de faire demi-tour! Envoyez deux cavaliers pour garder ce maudit Clou et l'empêcher de ficher le camp.

- Heu, comment devons-nous faire pour l'empêcher de partir Monseigneur, demanda Emilius le chef de la garde?

A la réflexion, se dit Eginhart, si les cavaliers devaient disparaître avec le carrefour, sa garde s'en trouverait affaiblie et lui-même deviendrait plus vulnérable.

- Vous avez raison. Restez groupés autour de moi, et que la valetaille nous suive à dix pas.

Le convoi fit demi-tour, se réorganisa, puis se mis en route en direction du Clou. A la vitesse d'un char à bœufs il faudra encore un moment pour atteindre le carrefour se dit Eginhart. Il vit le alors le Clou trembler comme s'il le voyait à travers une brume de chaleur. Sans réfléchir, il se saisit de son bâton pastoral, sauta du char, et se mit à courir en direction du monolithe. Sa garde l'accompagna trottant au plus près, tandis que le reste de son équipage continuait son train de sénateur. Soudain il fut pris d'un léger vertige. Il se figea. Quelque chose était différent: l'image du Clou était stable et l'air était semblable a celui que l'on respire après que la foudre a frappé. Il y avait une étrange odeur, tous ses poils et même ses cheveux semblaient se hérisser. Le sang le battait à ses tempes et il était hors d'haleine. Nu tête, sa robe mauve défaite, voûté, il s'appuyait des deux mains sur son bâton. Eginhart n'était plus habitué aux efforts physiques, d'autant qu'à passé cinquante ans, il était un vieil homme. Il observa autour de lui. Les cavaliers de sa garde étaient à ses côtés, mais derrière eux, les chars et sa suite avaient disparues. Ce soir le repas serait frugal et la couche spartiate, se dit-il. S'il devait y avoir un ce soir. Mais que lui avait-il donc pris de se précipiter comme ça! Encore heureux que sa garde l'ait suivi.

- Monseigneur, regardez, il y a quelqu'un, dit Emilius.

Effectivement l'évêque distingua une silhouette de dos, une longue chevelure rousse et des braies sombres sous une robe blanche. Le personnage s'affairait face au Clou. Quant aux gardes, ils avaient de la difficulté à tenir leurs chevaux qui étaient devenus très nerveux.

- Pied à terre, ordonna Emilius et mettez-vous en formation. Richard et Carolus à gauche de Monseigneur, Roland avec moi à sa droite, épée à la main. Les autres se déploient sur les flancs avec la lance. Arvine et Lucius, vous restez ici pour garder les chevaux. N'oubliez pas de surveiller la lisière, des trolls peuvent être à l'affût.

Un peu rassuré par l'aplomb du chef de sa garde, l'évêque rajusta sa mise et se mit en marche, d'une allure qu'il espérait majestueuse. Ils avancèrent. L'inconnu semblait plutôt grand quoiqu'assez menu. A son côté se trouvait un étrange petit chariot de trois pieds de haut, fait de quincaille sur laquelle des escarboucles semblaient brûler d'un feu intérieur. Soudain, probablement alertée par le cliquetis des hommes d'armes, la silhouette se retourna brusquement. Tous eurent le souffle coupé. La robe blanche était ouverte devant sur les braies bleues et une sorte de justaucorps noir qui moulait des seins lourds. Des cheveux frisés et d'un roux flamboyant cascadait sur les épaules de la femme. Elle portait sous sa robe un ceinturon d'un jaune d'une incroyable intensité, d'une couleur malsaine, pas du tout naturelle. La femme rangea précipitamment un étrange objet dans sac un à ses pieds, et en extrait précipitamment un autre non moins étrange. Puis elle accrocha le sac sur son dos et attendit. Les hommes reprirent leur marche. L'inconnue s'adressât à eux dans une langue incompréhensible et leur sourit en levant la main gauche qui était libre. Cette femme était extraordinaire: elle semblait d'un âge avancé, vers la quarantaine, mais en même temps son visage n'était pas fripé ou flasque, son teint était frai, et ses dents étaient incroyables: elles étaient régulières, toute blanches, et il ne lui en manquait aucune! Sa robe aussi était remarquable: d'une blancheur éblouissante, elle avait la brillance de la soie, mais sans en avoir toutefois la souplesse. Et surtout elle crépitait! On pouvait voir, dans la pénombre du soir de petites étincelles bleues!

- Le démon du carrefour est une femelle, et il s'est libéré du Clou! Vade retro Satanas, hurla Eginhart, brandissant son bâton d'une main tout en cherchant fébrilement de l'autre un crucifix dans ses vêtements! Emilius embrochez-moi cette créature du diable!

- Heu vous êtes sûr de vous là, demanda le chef des gardes? Elle ne va pas nous transformer en pierre ou en limace?

- Vous ne craignez rien. Je contre ses sortilèges et de toutes façons, ce combat vous vaudra le paradis.

- D'accord, si vous le dites... Roland étripe-moi cette créature.

Écarquillant les yeux, Roland leva son épée et se rua en avant tout en poussant un cri guttural. La créature aux cheveux flamboyants arrêta de sourire et son visage se crispa. Elle leva sa main droite en direction de Roland dont le cri s'étrangla. Il pirouetta puis s'affaissa, de tout son long, face contre terre. Une lumière vive enveloppa la créature rousse et le chariot le temps d'une respiration, puis ils disparurent dans un éclair de lumière et le bruit qu'aurait pu faire un gigantesque fouet.

La petite troupe restait stupéfaite, encore éblouie par l'éclair, immobile face au Clou et à Roland dont la jambe droite était secouée de spasmes. Eginhart avait fait sous lui.

Le Carrefour DiaboliqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant