Chapitre V

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 Les six cavaliers cheminaient, lance à la main, dans la forêt à travers un relief accidenté. Deux chevaux de bât les accompagnaient: outre des armes, le matériel de bivouac et les vivres, ils transportaient plusieurs litres d'eau bénites ainsi que moult crucifix fournis par Monseigneur Eginhart et les sœurs Epauliniennes. L'évêque avait aussi donné à Éric un parchemin qui était une courte hagiographie de Saint Hubert. Éric l'avait accepté comme un talisman, car il ne savait pas lire, non plus que ses compagnons de chevauchée. Il conservait le manuscrit sur sa poitrine, entre sa tunique et son haubert.

Partis le matin du le couvent, ils distinguèrent une fois une lueur au dessus de la forêt et, jugeant probable que c'était la manifestation du démon gouvernant le carrefour du Clou, ils tentèrent de rallier ce point au plus vite, quitte à couper par d'approximatives sentes de sanglier. Mais cette tentative s'était soldée par un d'échec.

 Ce revers n'empêchait pas Éric de mener sa petite troupe avec ardeur et enthousiasme. En revanche derrière lui l'humeur était plus morose car il n'y avait rien à gagner à affronter un démon ou une sorcière. On s'exposait à des sortilèges effroyables, et en cas de victoire, tout le bénéfice en reviendrait au noblaillon. L'un des principaux sujets de conversation était Roland qui n'avait pu se joindre à eux:

- Emilius, demanda un des soldats, toi qui a vu Roland juste avant de partir, que lui arrive-t-il vraiment? On a entendu beaucoup de choses...

- C'est sa jambe. Depuis hier soir elle disparaît puis réapparaît. Un coup elle est là, un coup elle n'est plus là. Lorsqu'elle disparaît il y a une sorte brouillard bleu là où elle est coupée. Le barbier a voulu tâter cette brume avec une cuillère, et la jambe a réapparu... avec la cuillère et le pouce du barbier dedans. Ça a fait une fort méchante plaie. Je pense qu'il est bon pour la camarde. C'était un bon compagnon.

- C'est tout ce qu'on peut gagner à affronter ces choses. Il parait qu'un marchand romain a croisé la sorcière rousse et qu'elle lui a jeté un sortilège. Depuis, il doit manger par le cul et chier par la bouche!

- J'ai entendu dire qu'elle tranche des têtes, et les garde vivantes pour servir de gobe-mouches dans son antre, renchérit un autre.

- S'il me fallait une seule raison pour trucider ce démon, dit Emilius, ce qu'il a fait à Roland me suffirait.

 Soudain il arrêta son cheval et se dressa sur ses étriers faisant signe aux cavaliers de se taire. Sa monture se mit à piaffer.

- Attention à gauche, cria-t-il ! Des trolls ! En position !

- Des trolls, s'exclama Éric! Enfin!

 Il abaissa sa lance et fonça à bride abattue entre les arbres en direction des trolls. Emilius et les quatre autres soldats se positionnèrent pour protéger les chevaux de bât.

- Le fol, grommela Emilius. Nous ne sommes point ici pour chasser le troll!

 Éric disparut rapidement dans la frondaison et les trolls qui guettaient la route s'égaillèrent. Ils recherchaient probablement des nones plutôt qu'un dîner. Le bruit de la poursuite s'atténua, puis se fut le silence. Emilius et les hommes attendirent, mais Éric ne réapparaissait pas. Ce jeune imbécile s'était fait tué ou il s'était perdu. Pour que je jeune impétueux puisse se guider, Emilius sonna de sa corne jusqu'à ce que le jour commençât à baisser, puis il décida d'avancer. Il devenait urgent de trouver un endroit propice au bivouac, d'autant que la pluie menaçait. Quant à Éric, il existait à priori un point de ralliement évident: le Clou. Seulement il fallait le trouver.

 Éric s'était lancé à la poursuite du premier troll qu'il vit. Malheureusement cette poursuite s'avéra rapidement compliquée, le troll étant plus agile qu'il ne l'avait escompté. En effet la créature évoluait aisément à travers les buissons du sous-bois, avec de multiples changements de direction, alors que le cheval d'Éric s'empêtrait dans les arbustes et le bois mort. Après un moment, il dut admettre qu'il avait perdu sa proie. Il enrageait! Il se vantait régulièrement auprès des filles de combats héroïques contre les trolls, mais à la vérité, il n'en avait jamais tué un seul! Et il considérait cela comme une lacune dramatique pour un véritable chevalier.

 Soudain un bruit à sa droite l'alerta. C'était un sanglier. Le réflexe du chasseur et son humeur agressive lui firent lancer son cheval à la poursuite de l'animal. La chasse au sanglier était un art qu'il maîtrisait, et la trouée que créaient ces animaux dans la forêt en fonçant droit devant eux facilitait la poursuite. Mais là encore son gibier lui échappa en passant sous un enchevêtrement de troncs d'arbres morts.

 Éric était fatigué et son cheval courbatu. Il se rendit compte qu'il s'était perdu et qu'il avait peu de chance de retrouver ses compagnons avant la nuit qui n'allait plus tarder à tomber. Il dut admettre qu'il avait agit quelque peu légèrement. Il mit pied à terre et partit à la recherche d'une clairière pour la nuit. Il finit par en trouver une minuscule, adossée à un gros rocher qui au moins pourrait les protéger du vent lui et son cheval. Il dessella celui-ci, puis se construisit un abri de fortune à l'aide de branchages et de son bouclier en guise de toit. Alors qu'il commençait à pleuvoir, il nettoya soigneusement les sabots de son cheval ainsi que les jarrets qui étaient piqués d'épines de ronce. Enfin il s'installa dans son abri improvisé, accroupi et l'épée à la main, en mâchouillant un morceau de viande séchée. Il était trempé et la pluie ne cessait de crépiter de plus en plus fort sur le bois du bouclier. Au milieu de nuit, la pluie cessa et il pu dormir d'un œil.

***

 Le lendemain matin, le temps s'était éclairci et il y avait même un timide rayon de soleil. Éric but une partie de l'eau récoltée dans son casque, transvasa le reste dans son outre et mangea une boulette de grains. Ses rations de campagne, constituées de grains écrasés et de viande séchée, ne dureraient pas plus de trois jours et de toute façon, avec l'humidité ambiante, elles commençaient déjà à moisir. Partant du couvent avec un charroi de provisions, il n'avait pas jugé nécessaire de contrôler ni de compléter ses propres rations. Si son parrain qui était chargé de sa formation de chevalier l'apprenait, il lui imposerait certainement une pénitence. Heureusement la forêt était giboyeuse. S'il apparaissait que chasser à la lance le sanglier ou le cerf ne pouvait guère se mener sans chiens ou rabatteurs, il disposait d'un arc. Malheureusement il avait oublié d'en prendre soin hier soir, et du coup l'humidité avait détendu la corde et ramolli le bois. Décidément son parrain ne serait vraiment pas content de lui: négliger ses armes était une faute très grave! Il décrocha la corde des poupées, et essuya soigneusement toutes les parties. Enfin il sella son cheval et parti au hasard, le carrefour du Clou pouvant se trouver n'importe où.

 Après deux heures d'errance dans la forêt, il rejoignit enfin une route digne de nom, quoiqu'un peu boueuse. Son instinct lui dicta alors la direction à suivre. Il se sentait proche de quelque chose d'extraordinaire. Eric sentait que son destin devrait s'accomplir prochainement, il se sentit envahi d'une gravité dont il n'était pas coutumier.

Menant sa monture par la bride, il cheminait à pied depuis une petite heure, lorsqu'il aperçut au détour d'un virage la pierre dressée à une quelques centaines de pas devant lui. Il enfourcha son cheval et galopa vers le Clou. Arrivé au carrefour, il mit pied à terre et inspecta les alentour. Il y avait une étrange odeur et le sol était dur et sec, contrairement au chemin dont il venait. Il y eu soudain un éclair derrière lui! Eric fit volte-face! A côté du Clou se trouvait maintenant, sorti de nul part, une sorte de chariot en métal brillant! Seul une entité démoniaque avait pu surgir ainsi du néant. Il dégaina son épée, se précipita sur la machine et la tailla en pièces.

Un quart d'heure plus tard, il se déplaçait avec circonspection autour des débris lorsqu'un nouvel éclair l'éblouit.

Le Carrefour DiaboliqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant