Le professeur Francesca Aebischer était rouge pivoine. Son jean et son T-shirt noir étaient trempés d'une sueur glacée. Assise dans son laboratoire lunaire, les jambes encore flageolantes, elle avala cul sec son verre de cognac.
- Jamais de ma vie je n'ai eu aussi peur, dit-elle. Je revoie encore ce barbare halluciné se précipitant vers moi en hurlant. Heureusement que j'avais ce pistolet à impulsion électrique avec moi. J'ai cependant eu beaucoup de chance de l'atteindre à une jambe. Sa poitrine était protégée par une sorte de cuirasse en cuir.
- Jamais vous n'auriez du faire le saut vous même, lui répondit le chenu professeur John Feather. Il fallait laisser la sonde EX-3 faire le travail d'analyse.
- Vous savez bien qu'il nous faut faire vite. Les oscillations ne semblent pas diminuer, bien au contraire. Et il est impératif de collecter des données de manière intelligente. Dans la mesure où il est impossible de communiquer avec la sonde lorsqu'elle se trouve là-bas, il faudrait faire de multiples aller-retours beaucoup trop gourmands en énergie. De plus le passage du tunnel semble corrompre la mémoire de l'appareil, rendant compliquée l'exploitation des données.
- Et chaque saut semble créer une légère augmentation des oscillations, intervint Pascal Longchamp.
Pascal Longchamp, l'assistant doctorant de Francesca, avait connecté son ordinateur sur les différents appareils que celle-ci avait utilisés, et il tentait de trier et d'analyser les différentes mesures. Il se tourna désignant un autre écran où se trouvait un graphique superposant la trajectoire actuelle de la lune avec son orbite théorique. On pouvait constater que la trajectoire réelle oscillait autour de l'orbite théorique.
- Pour l'instant, continua-t-il, il n'y aura sur terre que quelques marées d'amplitudes inhabituelles, dans un sens ou dans l'autre. Mais si nous continuons sur cette progression, des régions entières, telle que le delta du Gange, pourrait être englouties. Sans parler de la possibilité que la lune ne quitte carrément son orbite et tombe sur la terre!
L'assistant se retourna face à sa patronne de thèse, sa vue se brouilla et il fut pris d'une sorte de vertige. Il remarqua que le professeur Feather lui aussi retirait ses lunettes pour se frotter vigoureusement les yeux. Nous sommes épuisés pensa-t-il. Depuis que ce projet est entré dans sa phase pratique nous manquons de sommeil.
Dix ans plutôt, Francesca Aebischer avait passé son doctorat dans le laboratoire de physique quantique du professeur Feather. Sa thèse explorait des applications macroscopiques du modèle quantique, et l'une de ces applications était le voyage dans le temps. L'enthousiasme du publique pour cette idée permit à l'université de trouver les fonds afin de monter une expérience. Le modèle ayant indiqué une petite possibilité de créer un univers aléatoire, il fut décidé de monter l'expérience sur la lune. L'onde probabilistique n'étant plus significative au delà de quelques milliers de kilomètres, cela n'affecterait qu'une boule de cailloux morts et quelques savants déjantés, quoique puisse être un univers aléatoire. Malheureusement il semblait qu'aujourd'hui l'orbite du satellite subisse des déplacements aléatoires autour de son orbite.
Le professeur Feather reprit la parole:
- J'ai reçu des instructions du gouvernement me demandant de fermer le tunnel. Je leur ai bien sûr indiqué que, d'après nos calculs, cela ne pouvait se faire brutalement. Qu'il nous faut auparavant équilibrer les deux extrémités sous peine d'encaisser un ressac qui pourrait faire sauter la lune hors de son orbite avec le risque de la faire tomber sur la terre. Néanmoins vous devez absolument prendre un peu de repos, Francesca.
Il voulu poser sa main sur l'épaule de sa collègue, mais il reçut en retour une forte décharge électrostatique.
- Et par pitié débarrassez-vous de cette blouse blanche synthétique! Vous êtes devenue intouchable. De toute façon je n'ai jamais compris votre goût pour cette tenue vestimentaire surannée.
- Désolé professeur, j'en chercherai une en coton dès que possible. Pour l'instant je dois encore lancer quelques actions. Là-bas toutes les lignes de forces et toutes les ondes semblent converger vers ce menhir, reprit Francesca. Il y a des inscriptions qu'il serait peut-être intéressant de déchiffrer, on ne sait jamais. Ce sont, me semble-t-il, des runes, et je les ai photographiées. Pascal pouvez-vous vous charger de cela?
- Bien sûr professeur, je suis tout à votre disposition. Je contact le département de linguistique immédiatement.
- Je vous remercie Pascal. Vous vous donnez à ce projet avec un dévouement exceptionnel, et vous nous m'êtes vraiment très précieux.
Il piqua un fard sous l'œil mi-amusé mi-inquiet du professeur Feather.
- Euh oui, voilà. J'espère que les photos seront exploitables, reprit Pascal. Les données de l'EX-3 sont cette fois à peu près inutilisables. La sonde a traversée trois fois le tunnel, dont une fois avec vous, et chaque fois la corruption de la mémoire s'est aggravée. Cette fois-ci il semble même que l'électronique ainsi que la mécanique soient endommagées. J'ai eu par exemple des difficultés à brancher les connecteurs.
Francesca se leva, se dirigea vers l'EX-3 et s'accroupit devant celle-ci. La sonde était haute d'un mètre et était montée sur un train de six roues. Elle était hérissée de divers capteurs, des voyants et des boutons de différentes couleurs brillaient ou clignotaient. Pour qui savait les interpréter, la plupart de ces clignotements indiquaient des diagnostiques d'erreur. Et pour tout arranger, le petit écran de contrôle semblait mort. Cela acheva de démoraliser la scientifique. Sans données fiables il lui était impossible de confirmer ses intuitions ni de valider ses calculs. De toute façon le professeur Feather avait raison, elle était épuisée et il lui fallait dormir un peu.
Cependant une autre chose l'inquiétait: si la sonde semblait se détériorer au fil des voyages, qu'en était-il d'elle même? Pour l'instant elle se sentait épuisée, mais elle ne ressentait aucun autre symptôme qui fût inquiétant. De toute manière la procédure lui imposait un check-up complet au retour du voyage.
- Pascal, reprit-elle, voyez ce que vous pouvez récupérer comme données, et faites préparer l'EX-4. Ensuite que les techniciens essayent de trouver la cause des dysfonctionnements de l'EX-3. A défaut de données numériques, cela nous éclairera peut-être sur cette sorte de distorsion qui semble affecter la synchronisation de ces deux époques. Quant à moi je vais voir le toubib puis je vais essayer de dormir un peu. Mais après mon aventure avec ces barbares, je suis tellement chargée en adrénaline que ça risque d'être compliqué de trouver le sommeil.
Un cliquetis se fit entendre. Les trois scientifiques se tournèrent vers la sonde, dont plusieurs pièces étaient tombées sur le sol. L'EX-3 de démantibulait.
